1773-04-28, de Jean Baptiste Pierre Bacon à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

J’ai fait tout au monde pour vous procurer les mémoires que vous désirez, mais ni les Avocats ni les parties n’en ont plus. L’affaire a été jugée le mois dernier et la femme a été renvoyée de l’accusation, mais ici comme partout ailleurs une aventure nouvelle fait oublier toutes les autres. J’aurais bien pu vous les envoyer, et si j’ai négligé de le faire, ce n’a été que parce que j’ai pensé que votre santé étoit alors la principale affaire.

Votre lettre pour M. Laus de Boissy lui a été rendue sur le champ et en main propre. Vous trouverez ici sa réponse.

Il vient d’arriver ici une aventure bien extraordinaire à m. le marquis de Nesle, Colonel du Régiment Royal, infanterie. Un officier de son régiment a été cassé à la tête du corps. Le frère de cet officier qui avoit été cassé et dont, comme vous l’allez voir, il y a apparence que les morceaux n’étoient pas bons; ce frère s’est présenté chez m. de Nesle et a dit à son secrétaire qu’il n’osoit paroitre aux yeux du Colonel, mais qu’il avoit une grâce à demander au ministre de la Guerre, et qu’il prioit M. le marquis de ne point lui être contraire. M. le Colonel lui a fait dire qu’il n’avoit aucune animosité contre l’officier plus que réformé, et que lui, son frère, pouvoit faire auprès de Mr de Monteynard telle démarche qu’il voudroit sans craindre aucune opposition de sa part, et que même il lui offroit une place dans sa voiture pour le mener à Versailles où il allait. Cette dernière proposition fut acceptée par le solliciteur, qui fut même reconduit à Paris le même jour par l’ancien Colonel de son frère.

Il est bon de savoir encore que le marquis de Nesle avoit reçu précédemment plusieurs lettres anonimes dattées d’Angers et timbrées de Saumur. On l’invitoit par ces lettres de se rendre à Angers pour une affaire d’honneur, et on lui assuroit que s’il ne s’y rendoit pas dans un tems prescrit, on viendroit le trouver à Paris.

Telle est l’exposition de l’aventure et l’annonce des personnages; voici le noeud et la marche de l’action.

Le soir même du voyage à Versailles m. le mis de Nesle reçoit un nouveau billet anonime, où on lui fait entendre qu’on est très mécontent de ses procédés, et qu’on lui en demandera bientôt raison.

Quelques jours après, m. de Nesle, fatigué d’une journée qu’il avoit passée toute entière chez lui, a la fantaisie de vouloir sortir pour prendre l’air. Son valet de chambre lui dit qu’il est nuit et qu’il fait mauvais tems. Le maître insiste. Le valet donne la redingote et le couteau de chasse. M. de Nesle, qui se ressouvient à-propos des lettres anonimes, rend le couteau de chasse, et demande son épée, il prend aussi un pistolet chargé et sort. Apeine est-il au bout de sa rue, qui est au bout du pont-royal, qu’un inconnu l’arrête et lui dit assez brutalement: Pardieu, monsieur, vous vous êtes fait long tems attendre. — Eh, monsieur, qui diable pouvoit deviner que j’étois attendu? Au reste que me voulez-vous? — Que nous nous coupions la gorge ensemble. — Hé, pour quel sujet? — Marchons toujours, je vous le dirai après le combat. — Et où voulez-vous aller? — A l’étoile. — Voilès mes gens partis, ils passent par les Thuileries, vont à l’entrée du boulevard, mais la trouvant trop éclairée, ils passent à une nouvelle rue que l’on perce pour aller de la nouvelle église de la magdelaine à la place de Louis XV, et qui forme un impasse. Ils trouvent encore ici une lanterne et des importuns. Il faut aller dans un autre endroit. Ils retournent donc à la place, et de là ils vont au cours. Nous approchons de la Catastrophe.

Chemin fesant, le marquis de Nesle redemande à l’inconnu qui il est et ce qu’il veut. L’inconnu répète qu’ils ne s’expliqueront que quand l’un des deux aura la gorge coupée. Je ne sais qui vous êtes, dit le marquis, mais ajoute-t-il en montrant son épée, voici ce que je réserve, si j’ai affaire à un honnêtehomme, si au contraire j’ai affaire à un coquin, voilà un pistolet en bon état. L’inconnu proteste de son honnêteté, et les voilà tous deux l’épée au vent.

Le marquis reçoit quelques égratignures, mais il porte à son tour un coup bien fourni qui fait dire à l’Adversaire: c’en est assez monsieur, je suis hors d’état de me battre, et dans l’instant un long hoquet coupe la parole à l’inconnu. — Voulez vous, dit le marquis, que j’envoie quelqu’un à votre secours? avez vous besoin de mes services? — Non, laissez moi, je n’ai besoin ni de vous ni de vos secours. — Allez donc vous faire … panser; pour moi je m’en vais. Le marquis part en effet et revient conter son aventure à sa femme, mais on ne découvre ni l’homme ni sa trace. Vous voyez, monsieur, que la dernière scène manque ici pour faire le dénouement. Au reste on prétend que le Roi a défendu toute voie de fait au marquis de Nesle et qu’on a donné ordre à m. de Sartine de découvrir l’agresseur. Si j’apprends quelque chose de plus, je vous en informerai.