à Ferney 8e février 1773
Je vous ai un peu grondé, mais je ne vous en aime pas moins.
Il est vrai que si l'on avait été tout d'un coup à Mr le Lieutenant de police, le vol aurait été découvert et puni. D'ailleurs je pense encor qu'il vous est fort aisé de savoir à qui vous avez donné la pièce telle qu'elle est imprimée, et en quelles mains elle est restée. C'est un bonheur après tout qu'on m'ait mis à portée de désavouer cet ouvrage et de crier à la falsification. Vous me fesiez beaucoup d'honneur de joindre vos vers aux miens; mais en vérité vous deviez m'en avertir. L'art des vers est plus difficile qu'on ne pense. Je sais bien que le 5e acte est le plus faible, et après le 4ème je ne pouvais pas aller plus loin. Mais dumoins il ne faut pas finir, comme je vous l'ai dit, par des compliments qui ne signifient rien.
Vous sentez combien le mot d'erreurs est faible et mal placé quand il s'agit de sacrifices de sang humain, d'une faction barbare, et d'une bataille meurtrière. Ajoutez que l'épitête funeste n'est qu'une épitête, et parconséquent qu'une cheville.
Ce n'est sûrement pas la clémence qui a gagné Datame. Le roi est venu lui même le tirer de prison, lui donner des armes, le faire combattre avec lui. Ce n'est pas là de la clémence, c'est tout ce que pourait dire un courtisan rebelle à qui on aurait pardonné; Et le mot de grand prince, suivi de grand homme et de grand Roi est comme vous le voiez bien insuportable.
Il faut un s à appelle, grâce aux loix sévères de nôtre poësie qui ne permet plus la plus légère licence en fait de langue. On retranchait quelquefois cette s du temps de Voiture, mais aujourd'hui c'est un solécisme.
C'est ce qu'on pourait dire dans des Lettres patentes du Roi, mais vous voiez combien il est audessous du caractère de Datame de ne se croire digne d'épouser Astérie que parce qu'il obtient une dignité dont il ne fait nul cas. Ce compliment dément son caractère. Certainement il était bien plus convenable à ce fier sauvage qui se croit égal aux rois, de dire qu'il pense être digne d'Astérie parce qu'il l'a toujours aimée. C'est le sentiment d'une âme hardie et fière. Le contraire est un compliment très ordinaire, et parconséquent d'une extrême froideur.
Les quatre derniers vers de Datame sont de la même faiblesse. Il dit et il retourne en quatre vers sans force, qu'il sera un sujet fidèle.
J'ai vu plusieurs endroits dans la pièce sur lesquels je vous ferais de pareilles remarques. On souffre des vers de liaison dans une Tragédie, mais les gens de goût ne peuvent souffrir des vers lâches, des hémistiches rebatus, des épitêtes oiseuses, des lieux communs qui trainent les rues. Vous devez concevoir à quel point je dois être affligé qu'on ait ainsi gâté mon ouvrage sans daigner m'en dire un mot. Mes plus cruels ennemis ne m'auraient pas rendu un si mauvais service.
Cependant encor une fois, je vous pardonne, en me flattant que vous réparerez cet affront qui est très aisé à pardonner et à réparer.
Une vingtaine de vers ne me feront jamais oublier l'amitié que vous m'avez témoignée. J'oublie même le peu de confiance que vous avez eu en moi dans ce qui m'intéressait personnellement. Vous m'avez fait à croire que vous vous serviez d'un jeune homme pour faire passer cette pièce sous son nom, et il s'est trouvé que ce jeune homme était un mauvais comédien de la troupe de Paris. Mais encor une fois j'oublie tout parce que je vous aime.
Je vous demande seulement en grâce de ne pas permettre qu'on joue cette pièce dans l'état malheureux où elle est. J'y travaillais dans le temps où la friponerie du Libraire Valade m'a joué un fort mauvais tour. Réparons tout cela vous dis-je; ne traittez plus un vieillard en enfant, et un homme qui a quelque connaissance de son art en imbécile.
Aureste, il ne tiendrait qu'à vous et à Mr D'Argental de savoir tout le détail de la scélératesse que j'éprouve. Je suis persuadé qui si vous aimez le théâtre vous m'aimez tout deux aussi, et que vous me conserverez des bontés qui m'ont toujours été chères.
Made Denis vous fait bien ses compliments, elle est beaucoup plus irritée et plus affligée que moi.
V.