1773-01-11, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jeanne Grâce Bosc Du Bouchet, comtesse d'Argental.

Il ne s’agit pas cette fois-ci de la Crête auprès de mes anges, il s’agit de montres.
Je présente requête au nom de Valentin et compagnie, contre Lejeune et sa femme, à qui ils ont confié depuis longtemps plusieurs montres, et fourni une pièce de toile. Le sr Valentin leur a écrit plusieurs lettres sans pouvoir obtenir une seule réponse. Je supplie très instamment mes anges de vouloir bien parler à le Jeune, et de tirer la chose au clair. La société de Valentin est la moins riche de Ferney, elle a essuyé plusieurs malheurs, un nouveau l’accablerait sans ressource.

Cependant Valentin et compagnie ne m’occupe pas si fort qu’il me fasse absolument oublier les Crêtois. Je ne vois pas pourquoi les loix de Minos seraient appelées Astérie qui n’est qu’un nom de roman. La pièce est connue partout sous le nom des Loix de Minos. C’est sous ce titre qu’elle est imprimée. Mais votre volonté soit faite! Vous ne m’avez rien dit du drame d’Alcidonis, et du beau passe-droit qu’on vous faisait. Vous avez craint apparemment que je n’en fusse affligé; mais je m’attends à tout de la part du tripot, et je vous avoue que dans le fond il ne m’importe guère,

Que Minos soit devant, ou Minos soit derrière.

Je pourrais me plaindre de le Kain qui ne m’a pas seulement écrit; mais je ne me fâche point contre les héros de l’antiquité, et pourvu que le Kain ne fasse point trop les beaux bras, pourvu qu’il ne cherche point à radoucir sa voix dans son rôle de sauvage; pourvu qu’il ne fasse point de ces longs silences qui impatientent, excepté dans le moment où il croit sa sauvage morte, et où il se laisse aller comme évanoui entre les bras d’un de ses compagnons; si dans tout le reste il veut être un peu brutal, je serai très content. Le succès d’une tragédie au théâtre dépend absolument des acteurs, et de l’auteur à l’impression. Mais on a beau imprimer la pièce quand elle est tombée, il faut dix ans, il faut être mort pour qu’elle se relève. Les gens de lettres sont les seuls qui puissent la rétablir, et ils s’en gardent bien; au contraire ils jettent des pierres dans sa fosse; et quand l’auteur n’est plus, ils ne le déterrent que pour ensevelir à sa place la pièce de quelque auteur en vie. Voilà le train du monde dans plus d’une profession.

Venons à quelque chose qui me tient plus au coeur. Mon cher ange a t-il reçu une lettre par la voie de mr Bacon? Mr le mal de Richelieu vous a-t-il parlé de ce souper? s’est il expliqué avec vous sur le projet d’un certain voyage? Vous savez que Charles douze ne voulut jamais revoir Stokolm après la journée de Pultava. Tâchez que je ne sois pas battu en Crête, mais vainqueur ou vaincu je serai toujours bien dévoué au culte des anges, et je leur serai très tendrement résigné à la vie et à la mort.

V.