1772-10-21, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

J’ai d’abord à me justifier devant mon ange gardien de quelques péchés d’omission.
J’avais dans mes distractions oublié cette jolie petite nièce de mad. Du Boccage. Voici ce que je dis à la tante, et même en assez mauvais vers:

Ces bontés que pour moi ta nièce a fait paraître
De tes rares talents sont encore un effet;
Elle a pris en jouant pour orner mon portrait
Un reste de ces fleurs que ta muse a fait naître.

Cette demoiselle aura de meilleurs vers quand elle aura quinze ans, ce ne sera pas moi qui les ferai. Il faut bientôt que je renonce à vers et à prose, car vous avez beau avoir de l’indulgence pour les loix de Minos, c’est mon dernier effort, c’est le chant du cygne.

Il faut que je me prépare à aller rendre visite à Despreaux et à Horace. Je vous remercie mon divin ange, de n’avoir laissé prendre de copie à personne de l’épître à Horace, elle exciterait beaucoup de murmures, et ce n’est pas le temps de faire crier. On criera contre moi si les loix de Minos réussissent.

Le symbole en patois savoyard est une profession de foi extrêmement bête que ce polisson d’évêque d’Annecy, soi disant prince de Genêve, a fait imprimer sous mon nom. Voyez l’article fanatisme aux pages 24, 25, &c. du tome 6 des questions sur l’enciclopédie.

J’ai fait les plus incroyables efforts pour lire les Chérusques et Romeo. Je ne sais auquel des deux ouvrages donner le prix. Je suis émerveillé des progrès que ma chère nation fait dans les beaux arts. Il est démontré que si ces admirables ouvrages réussissent les loix de Minos seront huées d’un bout à l’autre. Il faut s’y attendre, en prévenir les acteurs, ne se pas décourager, jouer la pièce avec un majestueux enthousiasme, bien morguer le public, et le traiter avec la dernière insolence.

Il ne paraît pas trop convenable que le rôle de Merione ne soit pas joué par Molé, mais je ne veux faire aucune bassesse auprès de ce héros; j’abandonne la pièce à son mauvais destin.

Mr le duc de Praslin est donc à Paris; je prie mes chers anges de vouloir bien continuer à me mettre dans ses bonnes grâces. Il est plus juste que son cousin.

Mes chers anges, vous pensez bien que mon cœur prend souvent la poste pour aller chez vous, mais il est bien difficile que mon corps soit du voyage. Il faut ant de cérémonies! et puis ma détestable santé me condamne à des assujettissements qui m’excluent de la société. Je suis homme pourtant à franchir tous les obstacles si je puis venir passer huit jours à l’ombre de vos ailes, après quoi je reviendrai mourir dans mes Alpes.

Mon doyen des clercs qui est chez moi dit que vous avez un vieux procès de la succession paternelle. Vous croyez bien que votre cause lui paraîtra excellente.

Je renouvelle mes tendres et respectueux hommages à mes anges.