1772-09-16, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

Mon héros est très bienfaisant, quoi qu’il se moque de la bienfaisance.
Ce qu’il daigne me dire sur les mariages des protestants me touche d’autant plus qu’il n’y a point de semaine où je ne voie des suittes funestes de la proscription de ces alliances. Je suis assurément intéressé plus que personne à voir finir cette horrible contradiction dans nos loix, puisque j’ai peuplé mon petit séjour de protestants. Certainement l’ancien commandant du Languedoc, le gouverneur de la Guienne, est l’homme de France le plus instruit des inconvénients attachés à cette loi dont les catholiques se plaignent aujourd’hui aussi hautement que les huguenots, et Monsieur Le Maréchal de Richelieu qui a rendu de si grands services à l’état, est peut être aujourd’hui le seul homme capable de fermer les plaies de la révocation de l’édit de Nantes. Il sent bien que la faute de Louis 14 est de s’être cru assez puissant pour convertir les calvinistes, et de n’avoir pas vu qu’il était assez puissant pour les contenir.

Moustapha, tout borné qu’il est, fait trembler cent mille chrétiens dans Constantinople, pendant que les Russes brûlent ses flottes, et font fuir se armées.

Vous connaissez très bien nos ridicules, mais jugez s’il y en a un plus grand que celui de refuser un état à des familles que l’on veut conserver en France. Voiez à quoi on est réduit tous les jours. Mr De Florian, ancien capitaine de cavalerie, a l’honneur d’être connu de vous; il avait épousé une de mes nièces qui est morte. Il vient à Ferney pour se dissiper, il y trouve une huguenote fort aimable, il l’épouse; mais comment l’épouse t-il? C’est un prêtre Luthérien qui le marie avec une calviniste dans un païs étranger.

Vous voiez quels troubles et quels procez peuvent en naître dans les deux familles.

Je suis persuadé que vous avez été témoin de cent avantures aussi bizares.

Puisque vous poussez la bonté et la condescendance jusqu’à vouloir qu’un homme aussi obscur que moi vous dise ce qu’il pense sur un objet si important et si délicat, permettez moi de vous demander s’il ne serait pas possible de remettre en vigueur, et même d’étendre l’arrêt du conseil signé par Louis 14 lui même le 15e 7bre 1685 par lequel les protestants pouvaient se marier devant un officier de justice. Leurs mariages n’avaient pas la dignité d’un sacrement comme les nôtres; mais ils étaient valides. Les enfans étaient légitimes, les familles n’étaient point troublées. On crut en révoquant cet arrêt forcer les huguenots à rentrer dans le sein de la religion dominante. On se trompa. Pourquoi ne pas revenir sur ses pas lorsqu’on s’est trompé? pourquoi ne pas rétablir l’ordre lorsque le désordre est si pernicieux, et lorsqu’il est si aisé de donner un état à cent mille familles sans le moindre risque, sans le moindre embarras, sans exciter le plus léger murmure? J’ose croire que si vous êtes l’ami de M: le chancelier, vous lui proposerez un moien qui parait si facile. J’ose vous assurer que vous seriez l’un et l’autre bénis de la nation. J’ose penser qu’il est plus aisé de donner actuellement un état aux protestants, que de donner du goût à cette partie du public qui est si égarée, et aux auteurs barbares qui déshonorent la France. Mais il y a toujours une saine partie de ce même public qui réclame contre nos sottises et contre nos folies.

Mettez vous, Monseigneur, à la tête de ces honnêtes gens, protègez le bon goût, faittes comme Gustave trois qui vient de réunir les bonnets et les chapaux, et qui couvre toutes les têtes de Lauriers.

J’ai actuellement Lekain chez moi; il a joué Adélaïde Du Guesclin. Baron le surpassait par la figure, par la noblesse, par le son de voix, mais il surpasse infiniment Baron par la sensibilité, par le patétique, et par toutes les finesses de l’art. Il va jouer dans Mahomet et dans Sémiramis, après quoi nous vous le renverrons.

Protègez, Monseigneur, nos beaux arts expirants. Pour moi j’ai fini ma carrière, mais je vous implore pour mes contemporains du bord de mon tombeau. De profundis clamavi.

V.

Tout Paris di que Mr De Choisy et ses généreux Cracoviens sont en Sibérie. Catherine seconde daigne me mander que tous les prisoniers français sont en France. Oserais-je suplier mon héros de vouloir bien me dire qui se trompe de Paris ou de L’Impératrice?