1772-04-06, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

J’adresse mes hommages tantôt à mon héros, tantôt à mon Doyen.
C’est aujourd’hui mon Doyen qui est le sujet de ma Lettre. Vous nous enterrez tous l’un après l’autre, et vous avez vu renouveller toute nôtre pauvre académie, quoique plusieurs de mes confrêres soient beaucoup plus âgés que vous. Enterrez moi quand il vous plaira, et faittes moi accorder un peu de terre sainte, ce qui est une grande consolation pour un mort, mais en attendant vous allez nommer un secrétaire. Je ne sais pas sur qui vous jettez les yeux, mais daignez songer, Monseigneur, qu’il y a une pension sur la cassette, attachée d’ordinaire à cette éminente dignité, que D’Alembert est pauvre, et qu’il n’est pauvre que parce qu’il a refusé cinquante mille Livres de rente en Russie. Il possède toutes les parties de la Littérature, il me parait plus propre que personne à cette place, il est éxact et assidu. Si vous n’êtes engagé pour personne je pense que vous ne sauriez faire un meilleur choix que celui de Mr D’Alembert, mais vôtre volonté soit faitte tant à l’académie qu’à la cour!

Oserai-je encor vous parler du petit Laharpe qui a beaucoup d’esprit et beaucoup de goût, qui a fait de jolies choses, qui a bien traduit Suetone, qui est travailleur, et qui est bien plus pauvre que D’Alembert? Si vous le mettiez de l’académie il pourait vous devoir sa fortune, vous feriez un heureux, et c’est un très grand plaisir, comme vous savez.

Ces deux idées me sont venues dans la tête, en aprenant dans mes déserts la mort de deux de mes confrères. Je vous les soumets au hazard, et peut être fort étourdiment, et pour peu que vous réprouviez mes deux idées je les abandonne tout net. Mes grandes passions, car il faut en avoir jusqu’au dernier moment, se tournent actuellement vers Ali-beg, Catherine seconde Moustapha, et le Roi de Pologne. J’avais pris toutes ces affaires là fort à cœur, cependant à la fin je m’en détacherai comme de l’académie et du théâtre. Je m’étais flatté d’abord que les Turcs seraient chassés de la Grèce, et que je pourais aller voir ce beau païs d’Athènes où nâquit Vôtre devancier Alcibiade, mais je vois qu’il faudra mourir au milieu des neiges du mont Jura; celà est bien désagréable pour un homme aussi frileux que moi. Ce qui est beaucoup plus triste c’est de mourir sans avoir refait ma cour à mon héros; mais je deviens aveugle et sourd, il me faut un païs chaud; je suis réduit à couvrir toujours ma pauvre tête d’un bonnet quelque tems qu’il fasse; il n’y a pas moen d’aller à Paris dans cet état lors que tout le monde est coeffé à l’oiseau roial. Je ne puis me présenter à l’hôtel de Richelieu avec un bonnet à oreille, mais il y a sous ce bonnet une vieille tête et un cœur qui vous apartiennent, l’une vous a toujours admiré, l’autre toujours aimé, et celà forme un composé plein d’un profond respect pour mon héros.