1772-04-01, de Jean François Marmontel à Voltaire [François Marie Arouet].
Si mea cum vestris valuissent vota, Pelasgi,
Non foret ambiguus tanti certaminis hœres;
Tuque tuis armis, nos te potiremur, Achille.

Grâce au ciel, mon illustre maître, Achille est vivant; mais il s'est dépouillé lui même; et les Grecs qui se disputaient sa dépouille, n'étaient rien moins que des Ajax. Cette place que vous n'avez cessé de remplir après l'avoir quittée, la place d'historiographe de France est vacante par la mort de m. Duclos: je l'ai demandée, et je l'ai obtenue. Hélas! cette place a été occupée par les Racine par les Voltaire:

Invida fatorum series, summisque negatum,
Stare diu.

Consolez vous cependant de voir la plume de l'histoire remise en de si faibles mains. Si je ne suis pas celui des gens de lettres qui pouvait le mieux vous imiter, je suis celui qui vous aime le plus, et qui aime le plus la vérité. Votre élève ne vous fera point rougir par un indigne abus de la confiance dont on l'honore. Je ne dirai pas tout; mais je ne dirai rien que vous ne puissiez avouer.

Je vais vous étudier plus que jamais, mon illustre maître. Je vais apprendre de vous à parler des grandes choses avec noblesse et simplicité.

Nous avons fait, par la mort de monsieur Duclos, une perte considérable. Il avait à cœur la gloire des lettres et l'honneur de l'Académie. Il en connaissait tous les droits et les défendait ardemment. Ses défauts même tenaient à de bonnes qualités. On lui passait sa brusquerie, et quelquefois elle était utile pour déconcerter l'intrigue et le manège des gens adroits, timides et méchants.

Le jeudi, 9 de ce mois, l'Académie s'assemble pour l'élection d'un secrétaire. Je rougirais pour elle si je pouvais douter que ce ne fût m. d'Alembert.

Qui nommerons nous aux deux places vacantes? M. l'abbé Delille a bien des voix pour lui, et depuis quelque temps m. l'abbé Raynal s'est rendu bien recommandable. On parle aussi de m. Suard, le plus paresseux des gens de lettres, mais un de ceux qui, de l'aveu de tous, ont le plus de goût et de lumières. Il vous est connu sans doute par sa traduction de l' Histoire de Charles v (de Robertson).

J'ai appris, mon cher maître, que vous avez bien voulu faire connaître à m. le comte de Burzinski, ministre plénipotentiaire du roi de Pologne à la cour de Londres, que vous receviez avec plaisir les personnes qui me voulaient du bien. C'est un moyen d'ajouter à l'estime qu'on a pour moi. Vos bontés sont pour moi le plus flatteur et le plus touchant des éloges.

La haine des Clémens, des Frérons, des Riballiers, me flatte aussi, mais d'une autre façon. Soyez bien sûr que tous ces coquins-là frémissent de rage de la grâce que le roi m'a accordée, et il est, je crois, permis aux gens de bien de jouir de la douleur que leur succès cause aux méchants. C'est le juste supplice de l'envie de se ronger elle même et de s'abreuver de son fiel.

Vous avez tous les jours le plaisir de lui faire avaler ses propres couleuvres. Quel tourment pour nos ennemis, mon illustre maître, de voir votre génie et votre gaieté rajeunir! … Je reçois dans le moment même, par m. de Chandieu de Villard, le neuvième volume des Questions. J'en avais déjà lu quelque que chose, comme les articles Gargantua et Serpent. L'histoire de Gargantua est une chose démontrée. L'expérience de la salive n'est pas encore aussi incontestable; mais si je rencontre Fréron sur mon chemin, je saurai à quoi m'en tenir.

Béni soyez vous, mon cher maître, qui nous donnez tant de plaisir.