à Bex, canton de Berne ce 20 mars 1772
La seule manière permise, monsieur, de vous louer, c’est de vous lire sans cesse, avec un plaisir toujours nouveau, et cet éloge le plus vrai et le plus flatteur pour un écrivain, tout le monde s’empresse à vous le donner, jusqu’aux Fréron, en dépit d’eux mêmes. Quant à moi c’est mon grand plaisir! Mais je n’en peux guère jouir que d’emprunt. J’ai l’honneur d’être laboureur et quoiqu’il me manque d’avoir en propriété assez de terre à travailler, ce qui me fait plus besoin encore, c’est de posséder la collection complète de vous œuvres immortelles. Je n’en ai que quelques tomes d’une mauvaise édition et je sais qu’il en est une en vingt-quatre volumes in quarto; je sais qu’il en est à Lausanne et à Généve de nouvelles éditions sous presse, qui seront sans doute augmentées, car votre génie inépuisable n’est jamais las de produire, comme on ne l’est jamais d’admirer ses productions. Attendu qu’il ne me convient pas d’employer l’entremise coûteuse du libraire pour obtenir la possession si désirée de ces filles adorables de votre génie, j’ai pris le parti de m’adresser directement à leur illustre père, qui est riche, mais moins encore que généreux.
J’attends donc le plus riche et le plus glorieux des présents littéraires, non en échange de méchants vers, que pourtant vous avez inspirés, mais comptant sur cette bonté qu’éprouve constamment une contrée entière, et que les Corneille, les Sirven, les Calas ont rendu si célèbre. Je me dis que celui qui n’épargna ni sa plume ni son crédit ni son or pour exercer la bénéficence, ne refusera pas un exemplaire de ses ouvrages à l’un de ses plus zélés admirateurs. Je ne suis qu’un pauvre agricole; c’est un titre de plus pour l’espérer. Vous avez chanté, le premier, des arts; vous avez même daigné l’encourager par votre exemple. J’ai ouï dire que dans ces mains accoutumées à tenir si glorieusement le compas et la lyre, on a vu souvent la bêche et le hoïau. Puisque vous aimez l’agriculture et à répandre vos bienfaits sur ceux qui la professent vous vous plairez à charmer par vos chants les travaux de l’un d’entre eux, travaux qu’il aime et dont il s’honore davantage, depuis qu’ils ont été ilustrés par vos vers et par vos mains.
Quoique je ne sois pas assez heureux pour être du nombre des habitants de la campagne où vous vivez, je n’en suis pas moins avec toute l’admiration possible et un tendre respect,
de monsieur de Voltaire
le très humble &ca &ca.