1772-03-20, de Jean François Veillon à Voltaire [François Marie Arouet].
Vous que la gloire des talents
De ses plus beaux lauriers couronne,
Vainqueur de l’envie et du temps
Qui faites depuis cinquante ans
En prose comme en vers de l’une à l’autre zône
Le charme des honnêtes gens,
Malgré le journaliste, insecte qui bourdonne,
Et malgré l’âge aux cheveux blancs!
Prince des beaux esprits, Apollon de la France,
Vous par qui régnera l’heureuse tolérance,
Le bon goût, la raison avec l’humanité;
Vous que tout doit conduire à l’immortalité!
Voltaire, à la muse craintive
D’un obscur habitant des bois,
Daignerez vous prêter une oreille attentive,
Et souffrir sa rustique voix?
Dès l’âge de quinze ans, je vous lis, vous admire
Vous formez ma raison, et mon cœur attendri
Est tantôt ravi par Zaïre,
Et tantôt par le grand Henri.
Votre sage Zadig m’instruit et m’intéresse
Plus que les sept fameux dont se vante la Grece;
Et vôtre illustre fou du nord
De très singulière mémoire,
M’attache même bien plus fort
Que des plus sages rois la véritable gloire.
Qui jamais comme vous, sut écrire l’histoire.
Chez vous, philosophe charment,
L’imagination embellit constamment
Sa pesante sœur la mémoire.
En vain pour le mensonge on vous voit enflammer,
Par vous la vérité sait aussi nous charmer.
Quel essai, sublime Voltaire,
Quel essai sur les mœurs, l’esprit des nations,
Dites moi quelles fictions
Auraient plutôt le droit de plaire!
Des siècles des Louis, l’ancien et le nouveau,
Qu’immortalisera votre plume brillante,
C’est le moderne que je chante!
C’est celui de Voltaire, et c’est donc le plus beau!
Pardonnez, je cédais au transport qui m’enchante
Et touchais un sujet peu fait pour mon pipeau.
Je dois admirer et me taire;
Et quel autre oserait tenter
Des chants en votre honneur? il faudrait, ô Voltaire
Un Voltaire pour vous chanter.

La seule manière permise, monsieur, de vous louer, c’est de vous lire sans cesse, avec un plaisir toujours nouveau, et cet éloge le plus vrai et le plus flatteur pour un écrivain, tout le monde s’empresse à vous le donner, jusqu’aux Fréron, en dépit d’eux mêmes. Quant à moi c’est mon grand plaisir! Mais je n’en peux guère jouir que d’emprunt. J’ai l’honneur d’être laboureur et quoiqu’il me manque d’avoir en propriété assez de terre à travailler, ce qui me fait plus besoin encore, c’est de posséder la collection complète de vous œuvres immortelles. Je n’en ai que quelques tomes d’une mauvaise édition et je sais qu’il en est une en vingt-quatre volumes in quarto; je sais qu’il en est à Lausanne et à Généve de nouvelles éditions sous presse, qui seront sans doute augmentées, car votre génie inépuisable n’est jamais las de produire, comme on ne l’est jamais d’admirer ses productions. Attendu qu’il ne me convient pas d’employer l’entremise coûteuse du libraire pour obtenir la possession si désirée de ces filles adorables de votre génie, j’ai pris le parti de m’adresser directement à leur illustre père, qui est riche, mais moins encore que généreux.

J’attends donc le plus riche et le plus glorieux des présents littéraires, non en échange de méchants vers, que pourtant vous avez inspirés, mais comptant sur cette bonté qu’éprouve constamment une contrée entière, et que les Corneille, les Sirven, les Calas ont rendu si célèbre. Je me dis que celui qui n’épargna ni sa plume ni son crédit ni son or pour exercer la bénéficence, ne refusera pas un exemplaire de ses ouvrages à l’un de ses plus zélés admirateurs. Je ne suis qu’un pauvre agricole; c’est un titre de plus pour l’espérer. Vous avez chanté, le premier, des arts; vous avez même daigné l’encourager par votre exemple. J’ai ouï dire que dans ces mains accoutumées à tenir si glorieusement le compas et la lyre, on a vu souvent la bêche et le hoïau. Puisque vous aimez l’agriculture et à répandre vos bienfaits sur ceux qui la professent vous vous plairez à charmer par vos chants les travaux de l’un d’entre eux, travaux qu’il aime et dont il s’honore davantage, depuis qu’ils ont été ilustrés par vos vers et par vos mains.

Je pense avec l’amant de dame Cunégonde
Que le sort le plus doux à suivre dans ce monde
Est de cultiver son jardin,
Quand Voltaire avec nous partage ce destin.

Quoique je ne sois pas assez heureux pour être du nombre des habitants de la campagne où vous vivez, je n’en suis pas moins avec toute l’admiration possible et un tendre respect,

de monsieur de Voltaire

le très humble &ca &ca.