1772-02-25, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean François de La Harpe.

Mon cher ami, qui devriez être mon cher confrère, je vois par vôtre Lettre du 15e février que vous avez été malade.
Vos maladies, Dieu merci, sont passagères. Je ne relêverai pas de la mienne qui me conduit tout doucement dans l’autre monde à l’âge de soixante et dixhuit ans. Je vous avertis que si vous ne me succèdez pas à l’académie je serai très fâché.

Je ne vois pas pourquoi vous ne vous chargeriez pas du Roi de Prusse en laissant aux militaires le soin de parler de ses campagnes, et en vous bornant à la partie littéraire. Il me fait l’honneur de m’écrire tous les quinze jours des lettres pleines d’esprit et de connaissances. Il fait encor quelquefois des vers français, tout cela est de vôtre ressort. Vous êtes dans le beau printems de votre âge, et ma vieille main ne peut plus tenir le pinceau.

Je n’ai prèsque jamais lu dans le mercure que les articles de vôtre façon. Je ne connais guères que vous et Mr d’Alembert qui sachiez écrire. La raison en est que vous savez penser; les autres font des phrases. Ils sont tous les élêves du père Nicodême qui disait à Jeanot,

Fais des phrases, Jeanot, ma douleur t’en conjure.

On écrit à peu près en prose comme en vers, en stile allobroge et inintelligible. La précision, la clarté et les grâces sont passés de mode il y a longtems. Tâchez de ranimer un peu ce malheureux siècle qui ne subsiste plus que de l’opera comique.

Mr Marin m’a mandé qu’il fallait lui adresser à la chambre sindicale le paquet des six derniers volumes. Il doit lui parvenir ces jours cy. J’imagine que vous lui en parlerez, et que le paquet vous parviendra sûrement.

Croiriez vous qu’on va jouer Mahomet à Lisbonne avec la plus grande magnificence? C’est une belle époque dans le païs de l’inquisition. Le visigot Crebillon avait fait ce qu’il avait pu pour qu’on ne le jouât pas à Paris; il avait raison.

Adieu, mon cher successeur, on ne peut vous être plus attaché que le vieux malade de Ferney.