1772-01-22, de Voltaire [François Marie Arouet] à Anne Madeleine Louise de La Tour Du Pin, baronne d'Argental.

Le vieillard, Madame, que vous honorez de tant de bontés, vous parlera aussi librement dans sa lettre que s’il avait le bonheur de vous entretenir au coin du feu.
Nous n’avons vous et moi que des sentiments honnêtes; on peut les confier au papier encor mieux qu’à l’air qui les emporte dans une conversation qui s’oublie.

Un petit mot glissé dans vôtre Lettre que Mr Dupuits m’a aportée, m’oblige de vous ouvrir tout mon cœur.

Je dois à Monsieur le Duc De Choiseul la reconnaissance la plus inviolable de tous les plaisirs qu’il m’a faits. Je me croirais un monstre si je cessais de l’aimer passionnément. Je suis aussi sensible à l’âge de près de quatre vingt ans qu’à vingt cinq.

Je ne dois pas bénir la mémoire de l’ancien parlement comme je dois chérir et respecter vôtre parent, votre ami de Chanteloup. Il était difficile de ne pas haïr une faction plus insolente que la faction des seize.

Mr Seguier l’avocat général me vint voir au mois d’octobre 1770, et me dit en présence de Made Denis et de Mr Hennin, résident du Roi à Genêve, que quatre conseillers le pressaient continuellement de requérir qu’on brûlât l’histoire du parlement, et qu’il serait forcé de donner un beau réquisitoire vers le mois de février 1771. On requit autre chose en ce tems là de ces messieurs, et la France en fut délivrée.

Il eût fallu quitter absolument la France s’ils avaient continué d’être les maitres. Mr Du Rey de Meinières, président des enquêtes, m’avait écrit dix ans auparavant que le parlement ne me pardonnerait jamais d’avoir dit la vérité dans l’histoire du siècle de Louis 14.

Vous savez combien il était dangereux d’avoir une terre dans le voisinage d’un conseiller, et quels risques on courait si on était forcé de plaider contre lui.

Joignez à ces tirannies leurs persécutions contre tous les gens de Lettres; la manière aussi infâme que ridicule dont ils en usèrent avec le vertueux Helvetius; enfin le sang du chevalier de La Barre dont ils se sont couverts, et tant d’autres assassinats juridiques. Songez que dans leurs querelles avec le clergé ils devinrent meurtriers afin de passer pour chrétiens; et vous verrez que je ne suis pas paié pour les aimer.

La cause de ces bourgeois tirans n’a certainement rien de commun avec celle de vôtre parent aussi aimable que respectable.

Il y a deux ans que je ne sors guères de mon lit. J’ai rompu tout commerce. J’attends la mort sans rien savoir de ce que font les vivants, mais je croirais mourir damné si j’avais oublié un moment mes sentiments pour mon bienfaicteur. C’est là ma véritable profession de foi que je fais entre vos mains, c’est là ce que j’a crié sur les toit au tems de son départ.

Je l’ai dit à la terre, au ciel, à Gusman même.

Je mourrai en l’aimant; et je vous suplie par mon testament d’avoir la bonté de le lui faire savoir si vous lui écrivez. C’est la seule grâce que mon cœur puisse implorer, et je me jette à vos pieds Madame pour l’obtenir.

Le vieux malade de Ferney V.