1771-11-09, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange, on ne trouve pas tous les jours des facilités d’envoyer des livres.
Mr Dupuits vous remettra le six et le sept. Je voudrais pouvoir vous envoyer quelque chose de plus agréable, car j’aime toujours mieux les vers que la prose, mais actuellement je suis bien dérouté. Mes colonies qui ne sont point du tout poétiques, sont pour moi une source d’embarras qui feraient tourner la tête à un jeune homme. Jugez ce qui doit arriver à celle d’un pauvre vieillard cacochyme. Cela n’empêchera pas que vous n’ayez vos montres dans quelque temps.

M. Dupuits, ci-devant employé dans l’état major, va solliciter la faveur d’être replacé. Je ne crois pas qu’on puisse trouver un meilleur officier, plus instruit, plus attaché à ses devoirs, et plus sage. Je m’applaudis tous les jours de l’avoir marié avec notre Corneille. Ils font tous deux un petit ménage charmant. Je compte bien, mon cher ange, que vous le vanterez à mr le marquis de Montaynard. Il y a plaisir à recommander des gens qui ne vous attireront jamais de reproches. Mon gendre Dupuits a déjà quinze ans de service. Comme le temps va! Cela n’est pas croyable. Ce serait une grande consolation pour moi de le voir bien établi avant que je finisse ma chétive carrière.

Je vous prie donc et très instamment, de le protéger tant que vous pourrez auprès du ministre.

J’ai été bien émerveillé de l’aventure de made de la Garde, et du procès de m. Duhautoi contre mr de Soyecourt. Je ne conçois pas trop, quoique nous soyons dans un siècle de fer, comment des hommes de cette qualité se sont mis fermiers de forge.

J’ai peine aussi à comprendre comment les étincelles de cette forge n’ont pas un peu roussi le manteau de mr l’abbé Terray. Je m’aperçois qu’il est toujours à la tête des finances, parce qu’on ne me paye point une partie de l’argent qu’il m’a pris dans mes poches, dans l’aventure des rescriptions.

Ne pourriez vous point me dire quelle est la porte qui conduit à son cabinet et à son coffre-fort?

J’ai toujours ouï dire que les ministres pour se délasser de leurs travaux avaient volontiers quelque carogne à laquelle on pouvait s’adresser dans l’occasion.

A propos de carogne, n’avez vous pas quelque actrice un peu passable à la comédie qui puisse jouer Zaïre et Olimpie? Ce sont deux pièces que j’aime. Olimpie d’ailleurs est faite pour le peuple, il y a des prêtres et un bûcher. Je ne les verrai pas jouer; mais on aime ses enfants quoiqu’on soit éloigné d’eux. C’est ainsi que je vous aime, mon cher ange, et que je suis attaché à made D’Argental avec le plus tendre respect.

V.