1763-02-07, de Pierre Robert Le Cornier de Cideville à Voltaire [François Marie Arouet].

Le vendredi, 4 de ce mois, illustre et cher ami, j'assistay à la pièce de Goldoni, plus pour tascher de vous en mander ce que j'en pensois que par curiosité; ce sont de ces autheurs à 100 [?pièces] et de pièces plus fameux par le nombre que par la bonté de leurs pièces, dont j'ay lu quelques unes sans trop de contentement, et voicy à peu prés ce que je vis.
Beaucoup de choses m'échapèrent, parceque la pièce est moitié de scènes françoises qui sont celles d'Arlequin et de Scapin, moitié et plus de scènes tout à fait italiennes que je n'entends pas tout à fait et prononcées rapidement et avec leur accent.

Un certain Stephanello, établi à Paris, a pour frère un Pantalon établi à Venise. Stephanello estoit assés riche et aidoit son frère Pantalon, qui étoit peu riche. Ce Pantalon avoit deux filles pour l'éducation desquelles ce qu'il avoit de bien et le secours qu'il reçevoit de son frère, suffisoient àpeine. Bref, le succès a récompensé ses soins; il a fait de l'une un bel Esprit et de l'autre une grande musicienne. Il part pour Paris; il aprend à Lyon que son frère Stephanello est mort, mais qu'il ne doit rien espérer de sa succession; il arrive et va descendre chés une demoiselle Camille qui le reçoit, luy et sa famille. Cette Camille avoit été Domestique de Stephanello, et avoit eu toute sa fortune, il faut deviner à quel titre. Notés que cette Camille étoit amoureuse d'Arlequin, autre domestique de Stephanello: Arlequin, à qui elle a promis de l'Epouser, trouve fort mauvais qu'elle reçoive ces nouveaux hostes, mais ce sont les plus proches parents de son maître, dont elle a le bien; elle les aide autant qu'elle le peut, elle tient des assemblées, pour y attirer des galants qui puissent s'éprendre des charmes et des talens des filles de Pantalon; ce qui arrive. Un mr. Celio et un mr. Silvio s'amourachent l'un de l'Esprit de Clarice, l'autre de la voix d'Angelique, et à la fin les Epousent. Ce qui a fait le noeud de la pièce est le mécontentement d'Arlequin, qui ne veut plus de Camille. Le dénouement est que Celio et Silvio vont rechercher Arlequin et le ramener. Voilà toute la pièce, et ce qui luy donoit le double titre, de l'amour Paternal ou la suivante reconnoissante; c'étoit bien la peine de venir de Venise pour nous Entretenir de ces sornettes; nos polisons auroient encore mieux ourdi un drame; car rien n'y est fondé, ny expliqué, ny intrigué: je n'ay rien vu de plus mal fait. Au reste le talent de chanter d'Angelique donne lieu à une assés jolie cantate qu'exécute melle Piccinelli. Il y a dans cette pièce beaucoup de froides plaisanteries. Envérité tout cela ne vaut pas les 6lt que l'on donne pour assister à la représentation.

Je ne vous ay point parlé du discours de réception de l'Evesque de Montrouge; il y a quelques endroits passables, beaucoup d'enflure et d'inutilités et de poétique déplacées; imaginés Vous l'abé de …. sérieux comme un asne qu'on étrille, jaune et pasle, le dos voûté, le cou tors, et affublé d'un grand chapeau, au bout d'un long tapis à l'autre bout duquel étoit la figure maigre et austère du duc de st Agnan, imaginés un pédant de village qui tance Arlequin de ses mauvaises plaisanteries et vous aurés à peu près le tableau de ce qui s'est passé au conspect de presque tout Paris. En général cela a peu réussi; ce discours ressembla dans ce qu'il y avoit de passable à la conversation de l'abé, un peu de sauts et de bonds et quand il voulut estre mieux, ce ne furent que fictions et ton Poétique déplacés. Nous devenons bien frivoles et bien petits; donnés nous donc Olimpie, pour nous remettre sur nos pieds; tout le monde aplaudie icy au mariage de melle Corneille, et loüe vostre générosité, vostre amour utile pour les lettres.

Vous parles trop gayement de vostre mal aux yeux, qui m'atriste, Je présente mes homages à made Denis.