1771-08-09, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mais mon cher ange, je vous dis que mon jeune homme redemande sa petite drôlerie.
Il s’est bien formé depuis six mois, et il est honteux de vous l’avoir envoiée telle qu’elle était. Je présume que vous en serez bien content. Pour moi je vous avoue que je le suis. Vous en jugerez, et vous me direz si je me trompe.

La Harpe vient de remporter deux prix à l’académie. On dit que le public confirmera ce jugement, et que ces deux ouvrages sont excellents. Nos prix n’ont jamais fait la réputation de personne; nous les avons donnés souvent à des pièces bien médiocres. Avez vous vu ces deux pièces? L’éloge de Fenelon passe pour un chef d’œuvre.

J’ai toujours oublié de vous demander s’il était vrai que Bernard eût perdu tout à fait la mémoire. Celà serait bien triste pour un favori des filles de mémoire. Celà me fait trembler en qualité de son confrère, non que je me tienne favori, je me suis toujours borné à être courtisan. C’est mon jeune homme qui sera favori; mais on prétend qu’il ne trouvera point d’acteurs, et que la race en périt tous les jours.

Je vous ai envoié à tout hazard un petit mémoire pour que vous eussiez la bonté d’en dire la substance à M: de Montaynard quand l’occasion s’en présenterait. Je n’ai point pressé vos bontés sur cet objet, il faut être discret.

Si vous étiez parent de M: l’abbé Terray comme de M: de Montaynard, je vous presserais bien d’avantage; il m’a joué de funestes tours. Ma pauvre colonie est sans apui; il y a sept mois que nous ne nous soutenons que par nous mêmes. Nous vous enverrons incessamment les deux montres que Madame D’Argental a commandées; elles sont prèsque faittes et seront très bonnes. Il n’y a que nous qui donnions de bonne marchandise à bon marché. On ne nous connait pas assez, et on ne nous protège pas assez.

J’ai encor une chose à vous demander, est-il vrai que M: le Maréchal de Richelieu a été malade et qu’il a perdu aussi la mémoire dans sa maladie? Il n’y aura plus moien de se souvenir de rien si M: de Richelieu et gentil Bernard ont tout oublié.

Ce qui est bien sûr, c’est que je n’oublierai jamais mes respectables anges, et que je leur serai attaché jusqu’au dernier moment de ma vie.

V.

Les deux montres que vous avez demandées partent aujourd’hui à l’adresse de mr de Villemorier pour mr l’abbé de Villeraze.