1771-07-21, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

Je mets à profit vos bontés, Monseigneur; permettez que je vous envoie la lettre que j'écris à Mr l'abbé De Blet.

Je suis toujours émerveillé de voir que les affaires des plus grands seigneurs du roiaume ne soient pas plus en ordre que celles de l'état.

Le connétable de Lesdiguiere disait à cet infortuné Duc de Montmorenci, N'entreprenez jamais rien que vous n'aiez six cent mille écus dans vos coffres, j'en ai toujours usé ainsi, et je m'en suis bien trouvé.

Mon héros a eu bien raison de me dire que ma petite vanité d'être le Sancho Pança du Village de Barataria est un jeu qui ne vaut pas la chandelle, mais celà a été entrepris dans un tems où j'avais la protection la plus entière; où je fesais tout ce que je voulais; où Sancho Pança n'aprochait pas de moi; où les croix de st Louis, les pensions, les brevets pleuvaient à la moindre requête; le rêve est fini.

Je ne crois pas que mon désert suisse, et que les petits intérêts du plus petit canton de la France, doivent occuper beaucoup Monsieur le Duc D'Aiguillon, qui doit jetter la vue sur des objets beaucoup plus dignes de son attention; je crains surtout de l'importuner dans les commencements de son ministère, et quoique je ne sois point bavard en fait d'affaires, cependant je crains toujours d'importuner un homme d'état. S'il veut bien, quand il sera un peu de loisir permettre que je lui envoie un mémoire que je crois absolument nécessaire dans la circonstance présente je prendrai la liberté de lui en adresser un, et il peut compter que je lui dirai éxactement la vérité.

Je vous enverrai le mémoire, vous en jugerez, et si vous le trouvez convenable je vous demanderai vôtre protection. Je n'ai d'autre patrie que le petit asile que je me suis formé, et dont vous avez daigné voir les commencements. Le climat y est bien rude, mais le païs est de la plus grande beauté. Il est triste de perdre la vue dans un endroit qui ne peut plaire qu'aux yeux, mais il est bien plus triste de penser qu'on mourra sans vous avoir fait sa cour, sans avoir jouï des charmes de vôtre conversation, sans avoir vu dans son beau sallon celui qui fait tant d'honneur à la France, et qui rappelle les brillantes idées du beau siècle de Louis 14. Je n'aurai donc que des regrets à vous offrir, qu'une admiration stérile, et qu'un attachement aussi inutile que respectueux et tendre.

V.