1771-06-30, de Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet à Amélie Suard.

J'ai lu avec grand plaisir le discours de l'abbé Arnaud.
Je crois qu'il faudroit faire entrer l'imprimerie parmi les causes de la différence de notre génie et de celui des Grecs; ils s'attachoient plus à l'effet total qu'à la vérité et à l'exactitude des détails. Ils craignoient plus d'ennuier que d'avoir tort; après une discussion, un ouvrage court et intéressant étoit bientôt répandu, et personne ne se seroit donné la peine de copier le dialectitien qui auroit voulu en déveloper les erreurs. Nous voions encore tous les jours des livres séducteurs à la lecture qu'on admire tant qu'ils restent manuscrits dans les portes feuilles, et qui tombent dès qu'ils sont donnés au public. Je suis fâché que l'abbé Arnaud qui opose aux Grecs Fléchier, Bossuet et Boileau, n'ait rien dit de Voltaire. Ce grand homme méritoit bien plus d'être comparé aux grecs qu'un poëte sans sensibilité et sans verve, un orateur dont on a peut être retenu quelques phrases armonieuses, mais dont on ne cite jamais une pensée, ou qu'un écrivain dont toutes les lignes sont consacrées à la superstition et à l'intolérance . . . .

C'est parce que Voltaire est vivant qu'il eût été beau de le louer et je ne pardonnerai pas aux gens de lettres d'abandonner un grand génie, l'implacable ennemi de la tirannie et de la superstition pour admirer la prose gauche des remontrances, et regretter des assassins. Car tout homme qui pense ne peut regarder autrement les Pasquier, les St Fargeau, et les juges de la Barre, de Mauriceau, de Lally, &c. &c. On doit considérer aussi que le parlement en partageant avec le Roi la puissance législative, et en gardant l'administration de la justice tendoit à introduire l'espèce de gouvernement le plus tirannique, comme l'a dit Montesquieu et comme le disoient tous les philosophes, avant le mois de janvier dernier. Ceux qui comme Voltaire et moi vivent dans les provinces savent combien la justice du parlement étoit funeste au peuple, avec quelle impunité il laissoient voler leurs subalternes, quelle complaisance infâme ils avoient pour les gens d'affaires des princes et des grands. Ils savent que c'est à cela seul qu'ils doivent le zèle des subalternes, et les regrets des gens puissans. Je me rapelle que le parlement de Paris a aprouvé la St Barthelemi par un arrêt; qu'il a oposé aux édits de pacifications de l'Hopital la résistance qu'il opose à mr Maupeou; que celui de Provence a fait saccager par un arrêt quarante deux villages, et fait massacrer dix huit mille Vaudois; que celui de Toulouse a fait exécuter, en un jour, deux cents protestans; que celui de Paris a fait pendre la maréchale d'Ancre parce que son médecin lui avoit ordonné du bouillon de coq, le prêtre Petit parce qu'il avoit fait une chanson sur une aventure, autrefois arrivée en Sirie, le rêveur Morin parce qu'il se disoit prophète; qu'il a défendu de rien enseigner contre la philosophie ridicule des écoles, a proscrit l'Enciclopédie, empêché l'édit de l'exportation, qui enrichissoit les provinces, défendu l'inoculation. Je n'ai pas oublié que l'abbé de Prade a été décrété à cause de ses liaisons avec les éditeurs de l'Enciclopédie, que mr Helvetius a été forcé par eux à une rétractation humiliante, qu'ils ont décrété Rousseau, condamnés aux galères ceux qui vendoient les livres des philosophes, que ces mêmes philosophes ont été traités par eux comme des pestes publiques; que Pasquiers dans ces derniers tems a pleuré de rage, de ce que dans le préambule de l'édit, mr de Maupeou les accusoient d'être philosophes, aparament pour se moquer d'eux. Je remarque que ces mêmes gens qui n'ont pas [poursuivi] le duc d'Olonne prévenu d'assassinat, ont poursuivi avec acharnement le duc d'Eguillon et que cette seule différence prouve que les intérêts du peuple ne sont rien et que leur intérêt est tout pour eux. Cela posé je crois mr de Voltaire excusable d'avoir juré une haine éternelle au parlement et de regarder sa destruction comme un bien et son rétablissement comme le plus grands des maux. Il laisse les marchands de la rue St Denis, se faire les chevaliers des conseillers Michau ou quatre sols les plus impétueux des enquêtes. Quand aux louanges qu'il donne à mr de Maupeou, je trouve qu'il loue une opération qu'il croit utile en elle-même, que tout le monde a cru telle, avant que dans ces derniers tems nous ayons apris, qu'il étoit très avantageux que le peuple ne pût obtenir justice, ni défendre sa propriété sans dépenser plus qu'il n'a. Cette nouvelle découverte, qu'ont faite les gens du parlement, a paru lumineuse à baucoup de nos grands seigneurs et princes, qui en ont souvent senti l'utilité et à qui ils doivent la jouissance paisible d'une foule d'usurpations. Ensuite Voltaire se souvient que mr de Choiseul n'étoit connu dans la litérature, que pour avoir fait jouer les philosophes, protégé Palissot et fait mettre l'abbé Morellet à la Bastille. Lors que ce grand homme loua ce ministre il trouva son encens plus délicat que celui de Palissot, et il devint le timide protecteur des philosophes. Avant ce tems il les accusoit de tous les malheurs de la guerre dernière et mr de St Lambert lui répondit qu'aparament le Roi de Prusse et les Anglois n'étoient pas philosophes. Pourquoi voulés vous que la lire d'Orphée n'aprivoise pas aussi mr le chancelier? D'ailleurs Voltaire qui n'est pas à Paris, ne peut s'imaginer que les complaisans et les dames de compagnie de md de Pompadour et de Mad. de Gramont soient devenus tout à coup des modelles d'élévation et de grandeur d'âme, et qu'un duc et pair qui avoit exercé toute sa vie la charge de fou du roi étoit un des graves défenseurs des droits nationaux, ni que le premier prince de sang qui jouoit avec tant de distinction le rôle du meunier Michau, sur son petit théâtre, voulût sur un plus grand doubler le conseiller Michau. Mais ce qu'il pouvoit encore moins prévoir, c'est le zèle des gens de lettres qui crient en faveur du Parlement avec le même Zèle qu'ils crioient contre il y a un an. Je ne sais comment expliquer ce changement, à moins qu'on ne dise que c'est le zèle du martyre qui les a saisis et que bien convaincus de l'envie que le parlement avoit de les persécuter ils aspirent après son rétablissement, comme les premiers chrétiens après la persécution.

Vous sentés que mr de Voltaire qui n'a jamais eu un pareil héroïsme, et qui à l'exemple du grand st Cyprien se contentoit d'exorter son peuple à braver la persécution du fond des déserts, n'a aucune envie de revoir les ministres et essentiaux de la justice, établis dans le droit d'assassiner légalement les philosophes, leurs disciples et leurs colporteurs; ni d'être poursuivi lui-même criminellement comme coupable de Blasphème envers dieu et maitre Denis Pasquier. Voilà madame, ce que je crois qu'on pouroit dire pour la défense mr de Voltaire, qui n'a point varié depuis la Henriade, qui dans cet ouvrage même a fait dire par Bussi au parlement,

Mercenaires apuis d'un dédale de loix,
Plébéïens qui pensés être tuteurs des rois,
Lâches, qui dans le trouble et parmi les cabales,
Mettés l'honneur honteux de vos vertus vénales,
Timides dans la guerre et tirans dans la paix,
Obéissés au peuple et suivés ses décrets,
Il fut des citoyens avant qu'il fut des maitres.

Mr l'Abbé Arnaud auroit pu sans trop de vanité rapeller ces vers de Tancrede,

Quand l'univers entier m'accuseroit d'un crime
Sur son jugement seul un grand homme apuié
A l'univers séduit oppose son estime,

et les apliquer à l'illustre auteur de cette pièce. Le discours de votre ami est un des plus beaux qui aient été faits, mais j'ai été très fâché du choix qu'il a fait parmi nos grands génies, et je ne peux pas concevoir comment lui dont l'éloquence est pleine de choses et de chaleur, estime à ce point le froid et verbeux Fléchier. C'est l'harmonie du stile de l'abbé Arnauld qu'on peut comparer à l'harmonie des anciens, parce qu'elle est pictoresque, et non simplement cadencée, comme celle de l'évêque de Nismes.

Voilà une bien longue lettre madame, mais j'aime la liberté, mon zèle contre les tirans m'a emporté et je n'en connois point de plus viles et de plus à craindre pour la France

Que ce sénat barbare et ses horribles droits
D'égorger l'innocence avec le fer des loix.