1771-05-31, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Paul d'Ossun, marquis d'Ossun.

Monsieur,

Je suis toujours beaucoup plus près d’aller trouver la Colonie d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, qui sont dans le ciel, où je prétends bien aller aussi, que de faire fleurir dans mes déserts ma colonie d’horlogers, établie sous les auspices de M: le Duc De Choiseul.
Je ne vois depuis cinq mois que du découragement. Il suffit d’un seul homme pour faire le bien, et de son absence pour produire le mal.

Je n’ai plus les mêmes facilités que j’avais pour profiter de vos bontés. Ma colonie dit qu’elle a envoié il y a près de quatre mois à Mr Camps sous l’envelope de Vôtre Excellence une petite pacotille de montres. Je n’en ai eu aucune nouvelle depuis, et j’ai été si malade que je me suis résigné à la providence qui abandonne net ma colonie.

Rien n’est plus commun en France que des établissements utiles qui périssent faute de protection. Les tracasseries parlementaires se sont emparées de toute l’attention. On n’a pas même songé à la famine qui désole encor plusieurs provinces. J’aurais voulu que ma santé m’eût permis d’aller à Champtelou pour goûter la consolation de voir mon protecteur mais je ne suis pas en état de faire un voiage.

Cependant, aucun des entrepreneurs n’a abandonné la colonie; ils sont entre la crainte et l’espérance. J’entends dire que M: le Comte d’Aranda a fait des établissements en Castille qui réussissent mieux, mais aussi il est Monsieur le Comte d’Aranda.

Je remercie bien sensiblement Vôtre Excellence de toutes ses bontés. J’ai l’honneur d’être, avec un profond respect et la plus tendre reconnaissance

Monsieur

De vôtre Excellence

Le très humble et très obéissant serviteur

Le vieux malade de Ferney