1771-01-23, de Voltaire [François Marie Arouet] à Mathieu Henry Marchant de La Houlière.

Je ne fais point d’élégie, mon cher neveu, je ne fais que des montres.
J’avais établi dans Ferney trois fabriques; j’avais recueilli cent artistes, je leur avais bâti des maisons commodes; je leur avais avancé des sommes très considérables pour un simple particulier comme moi; leur commerce florissait; j’avais changé un malheureux hameau en un séjour agréable et opulent…. Une petite lettre de trois lignes a dérangé tout. Je ne peux plus rien, ni pour moi, ni pour les autres. Je ne conseille pas qu’on s’attende à moi, à moins qu’on ne veuille être placé en Russie, en Danemark ou en Prusse, car je suis fort bien avec les monarques de ces trois pays.

Je ne vous conseille pas de quitter le vôtre pour leurs frimats et pour leurs neiges. Vous devez être dans le climat le plus agréable de la nature. Je suis, moi, dans la plus belle situation, après Constantinople; mais je suis entouré, cinq mois de l’année, de neiges qui me rendent aveugle, et actuellement que je vous écris, j’ai perdu la vue pour deux mois. Si je ne tenais pas à ma bibliothèque et à mes établissements, j’irais certainement passer les hivers dans les pays chauds, supposé que la nature me garde encore quelques hivers.

Cultivez vos belles vignes, mon cher neveu; vivez heureux chez vous, tandis qu’on ne sait point l’être à Paris, que le parlement embarrasse toujours la cour, qu’il a cessé ses fonctions et que l’on n’a encore nommé ni ministre des affaires étrangères, ni ministre de la marine.

Mes obéissances à madame votre femme et à toute votre famille.

Le vieux malade de Ferney