1771-01-06, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Anne de Vichy-Chamrond, marquise Du Deffand.

Madame,

Je suis enterré tout vivant, c’est la différence qui est entre le président Hénaut et moi; il n’a été enterré que lorsqu’il a été tout à fait mort.
Vous me dites que quand il fit son testament il était entêté d’une fille que vous aviez prise chez vous. Vous ne pouviez le condamner plus cruellement.

Mais je ne suis occupé à présent que de vôtre grand Maman, et de son mari. Puis-je me flatter que vous aurez la bonté de lui mander que dans le nombre très grand de ses serviteurs je suis le plus inutile et le plus triste, et que si je pouvais quitter mon lit, je viendrais lui demander la permission de me mettre au chevet du sien pour lui faire la Lecture? Mais je commencerais d’abord par vous, Madame; ce serait vraiment un joli voiage à faire, que de venir passer quinze jours auprès de vous, et de là quinze jours auprès d’elle. On dit qu’elle ne se portait pas bien à son départ; je tremble toujours pour sa petite santé. On dit tant de sottises que je n’en crois aucune. Il faut bien pourtant que le coup ait été porté assez inopinément puis qu’on n’avait encor pris aucune mesure pour les places à donner. On parle de Mr De Monteynar de Grenoble, qu’on regarde comme un homme sage. Je ne sais pas encor s’il est bien vrai que M: Le Comte de La Marche ait les Suisses.

J’ai vu des questions sur le droit public à l’occasion de l’affaire de Mr le Duc d’Aiguillon. Cet ouvrage me parait fort instructif. Je doute pourtant que vous le lisiez. Il me semble que vous donnez la préférence à ceux qui vous plaisent sur ceux qui vous instruisent. D’ailleurs cet ouvrage roule sur des formes juridiques qui ne sont point du tout agréables. C’est bien assez de savoir que la mauvaise humeur du parlement de Paris contre M: le Duc d’Aiguillon est aussi ridicule que tout ce qu’il a fait du tems de la fronde, mais non pas si dangereux.

Je m’intéresse plus à la guerre des Russes contre les Ottomans qu’à la guerre de plume du parlement. Cependant, Madame, je vous avoue que vous me feriez grand plaisir de dicter à quoi on en est, ce qu’on fait, et ce qu’on dit que l’on fera. Pour moi je crois que dans six semaines on n’en parlera plus, et que tout rentrera dans l’ordre ou dans le désordre accoutumé.

Si à vos moments perdus vous voulez m’écrire tout ce que vous avez sur le cœur et tout ce qui se débite vous le pouvez en toute sûreté, en envoiant vôtre Lettre à Mr Marin, secrétaire général de la Librairie, rue des filles st Thomas. Il m’envoie mes Lettres sous un contre seing très respecté; et d’ailleurs quand on ne garantit point toutes les sottises qu’on entend dire, on n’en est point responsable.

On m’a envoié un tome de lettres à une illustre morte; elles m’auraient fait mourir d’ennui si je ne l’étais déja de chagrin.

On nous dit que Mr le Marquis d’Ossun, ambassadeur en Espagne, a les affaires étrangères, que M. l’Evêque d’Orléans n’a plus celles de l’Eglise. J’ai beaucoup de relation avec l’Espagne pour la vente des montres de ma colonie, ainsi je m’intéresse fort à Mr le mis d’Ossun qui la protège, mais pour les affaires de l’église vous savez que je ne m’en mêle pas. Portez vous bien, Madame, conservez moi une amitié qui fait ma plus chère consolation, écrivez moi tout ce que vous pourez m’écrire, et envoiez, encor une fois, vôtre lettre chez Mr Marin, rue des filles st Thomas.