14e Xbre 1770, à Ferney
Monsieur,
Je crois vous avoir mandé que j'ai soixante et dix sept ans, que de douze heures j'en souffre onze ou environ; que je perds la vue dès que mes déserts sont couverts de neige; qu'aiant établi des fabriques de montres tout autour de mon tombeau dans mon petit village, où l'on manque de pain malgré les Ephémérides du citoien, je me trouve accablé des maux d'autrui encor plus que des miens; que j'ai très rarement la force et le tems d'écrire, encor moins le pouvoir d'être philosophe. Je vous dirai ce que répondit st Evremont à Waller lorsqu'il se mourait, et que Waller lui demandait ce qu'il pensait sur les vérités, éternelles et sur les mensonges éternels, Mr Waller, vous me prenez trop à vôtre avantage.
Je suis avec vous, Monsieur, àpeuprès dans le même cas, vous avez autant d'esprit que Waller, je suis prèsque aussi vieux que st Evremont, et je n'en sais pas autant que lui.
Amusez vous à rechercher tout ce que j'ai cherché envain pendant soixante ans. C'est un grand plaisir de mettre sur le papier ses pensées, de s'en rendre un compte bien net, et d'éclairer les autres en s'éclairant soi même.
Je me flatte de ne point ressembler à ces vieillards qui craignent d'être instruits par des hommes qui sortent de la jeunesse. Je recevrai avec grande joie une vérité aujourd'hui, étant condamné à mourir démain.
Continuez, Monsieur, à rendre vos vassaux heureux, et à instruire vos anciens serviteurs. Mais que je traitte avec vous par let[tr]es des choses où Aristote, Platon, st Thomas et st Bonavanture se sont cassés le nez, c'est ce qu'assurément je ne ferai pas. J'aime mieux vous dire que je suis un vieux paresseux qui vous est attaché avec le plus tendre respect, et celà de tout son cœur.