1770-07-25, de Jean Le Rond d'Alembert à Voltaire [François Marie Arouet].

Vous voulez savoir, mon cher maître, ce que je pense du systême de la nature?
Je pense comme vous qu'il y a des longueurs, des répétitions &c. mais que c'est un terrible livre; cependant je vous avoue que sur l'existence de dieu l'auteur me paroit trop ferme et trop dogmatique, et je ne vois en cette matière que le septicisme de raisonnable. Qu'en savons nous? est selon moi, la réponse à presque toutes les questions métaphysiques, & la réflexion qu'il y faut joindre, c'est que puisque nous n'en savons rien, il ne nous importe pas sans doute d'en savoir davantage. Le Roi de Prusse vous a t'il envoyé une réfutation qu'il a faite de ce livre? A propos de ce Prince, j'ai écrit il y a 15 jours, et de la manière la plus pressante, et peut être la plus efficace; demandez à Chabanon et au comte de Rochefort s'ils sont contens de ma lettre.

Quant à Jean-Jaques Rousseau, je vous ai déjà répondu sur sa souscription; je vous invite de nouveau à vous détacher de cette idée, que vos amis désaprouvent, quoiqu'ils ne veuillent rien faire qui vous déplaise.

Non, on ne jouera point cette infamie du satyrique; et je puis vous dire sous le secret que c'est à moi que la philosophie et les lettres ont cette obligation. J'ai fait parler à mr de Sartine par quelqu'un qui a du pouvoir sur son esprit, et qui lui a parlé de manière à le convaincre. Il étoit tems, car la pièce devoit être annoncée le soir même, pour être jouée le lendemain.

On écrira ou l'on fera écrire au procureur général Riquet, soyez tranquille; la personne à qui vous me priez de recommander cette affaire m'a promis tout ce qui dépendra d'elle; cette personne doit être chère à la philosophie, par sa manière de penser; elle prêche hautement la tolérance, et les vœux à 25 ans.

Fréron est un maraut, digne des protections qu'il a. Mais il n'est pas digne de votre colère. Je crois les anecdotes très vraies, mais cela ne fera ni bien ni mal à ses feuilles, qui d'ailleurs vont en se décriant de jour en jour. Il y a plus de douze ans que je n'en ai pas lu une seule.

Adieu, mon cher et illustre maître; nous avons déjà plus qu'il ne nous faut pour la statue, mais nous recevons toujours les souscriptions, car bien des honnêtes gens n'ont pas souscrit encore. Etes vous sûr que mr le duc de Choiseul ait souscrit? Je sais que c'est son dessein, mais je doute qu'il l'ait encore exécuté. Adieu, je vous embrasse de tout mon cœur.