A l'Hôtel de Condé, ce [2 January] 1768
Je ne vous écris plus si souvent, monsieur, mais je vous lis toujours; j'ai quelquefois le plus grand besoin & le plus grand désir de vous consulter; cependant, comme je suis dans l'habitude des sacrifices, je me prive de cette consolation, pour n'être pas compté parmi les importuns qui abusent indiscrètement de votre grande politesse.
Je ne vous parlerai point, monsieur, de la nouvelle année. Pourquoi se féliciter sur les époques de notre destruction? La sincère amitié ne sait pas faire de vains compliments; cette bêtise d'usage ne fait que rappeller le temps qui passe, sans rien gagner sur le temps qui commence. Je ferai toujours, monsieur, des vœux pour que le ciel prolonge votre vie: elle importe à l'empire des talents & de la raison.
Mais je vous avouerai que je suis justement indigné de la licence qu'on donne à la calomnie, d'empoisonner impunément, & à la face des nations, la plus glorieuse vie qu'ait jamais ourdie la destinée. Pourquoi les hommes célèbres ne sont ils pas respectés dans leur patrie qu'ils honorent?
Ce sont de prétendus apôtres des bonnes mœurs& de la religion, qui soudoient des scribes faméliques, ou passionnés pour vous calomnier, & pour multiplier des volumes de sottises ou d'absurdités, & ils donnent à ces œuvres de ténèbres, qu'on n'a lues, & qu'on ne lira jamais, le titre de réfutation.
C'est un petit C…… qui hurle sa triste palinodie, un S…., un la B…. qui chargent effrontément votre conscience du poids de leurs péchés, un F…. qui prêche si ridiculement l'évangile & sa croisade hebdomadaire contre la saine philosophie, réverbère effrayant pour les cagots & les fripons; mais ces Erostates modernes, qui veulent de la réputation en attaquant votre gloire, monsieur, n'auront dans la postérité que celle de libellistes jaloux ou stipendiés.
Quel mal avez vous donc fait à ces gens là, qui se plaignent si amèrement de vous? Avez vous été les chercher dans les repaires de l'envie, dont ils sont les démons? C'est comme si un homme de bonne compagnie sortait de sa voiture pour s'aller battre contre des polissons sur la place publique; cela n'est pas probable. L'envie & la faim les dévorent; & ces hommes, aussi obscurs que leurs protecteurs sont hypocrites, ne doivent vous rendre, monsieur, que plus précieuse la sincère admiration des plus honnêtes gens du monde, qui n'ont aucun intérêt à vous nuire.
Opposez à tout cela, monsieur, s'il est possible, le sourire de la pitié; la persécution est un malheur presque inséparable de la célébrité. Ecoutez, sans impatience, cette meute de roquets qui japille sans cesse au pied du trône de votre immortalité. Il seroit plus grand de les consoler & de le plaindre, que d'en ranimer les cris, en les menaçant du fouet de la correction.
Ils redoubleront peut-être pour vous un jour la vénération des siècles à venir. Zoïle n'a fait qu'étendre la gloire d'Homère; Euristée celle d'Hercule; Mævius celle de Virgile. Ces vils détracteurs de la vertu sont morts dans la fange du mépris, & les grand hommes qu'ils ont outragés sont devenus des dieux.
Pardonnez, monsieur, à la longueur de cette lettre, zelus domus tuœ comedit me. Il est permis d'exposer son indignation contre les méchants; les combattre n'est pas une preuve de méchanceté; les mépriser est le parti le plus sage.
Je vous répéterai ce que vous écriviez autrfois à une dame de nos amies:
'Les roues de la machine du monde sont engrenées de manière à ne me plus laisser l'espérance de vous revoir jamais; mais ma tendre vénération pour vous sera toujours dans mon cœur'.