A Paris 15 mai 1770
Quoique je n'aye pas mon cher ami du goust pour les factums et que j'en aye lu pendant le cours de ma vie jusqu'à la satiété le vôtre m'a fait le plus grand plaisir.
Vous trouvés le secret de répandre des grâces et de la gayeté sur les matières les plus sérieuses et sans que la raison en souffre. Je suis aussi indigné que vous contre ces chanoines défroqués qui veulent exercer le despotisme le plus atroce sur de pauvres habitants. J'ai communiqué le mémoire à M. le duc de Praslin. Etant jugé il n'a pu s'expliquer sur le fond mais il a été bien content de la forme. En voicy un qu'il m'a prié de vous envoyer et qui pourroit servir à vous faire gagner la cause des pauvres ouvriers que vous plaidés si bien. Lorsqu'il sera instruit de la valeur des différentes montres il compte en faire usage pour des présents dans les consulats qui sont de son département.
Je suis très aise que mr de Choiseul se soit entièrement justifié. La morale de ce petit incident est qu'il ne faut jamais se presser de se mettre en colère.
Vous me parlés mon cher ami d'une fluxion horrible de poitrine dont vous êtes attaqué. Ces expressions seroient capables de me faire trembler si je les prenois littéralement, mais j'aime à croire que vous les avés exagéré et je suis persuadé qu'il s'agit simplement d'un rhume qu'il est bon cependant de ménager et au quel il est vray que les remèdes de mr Bouvard sont contraires. Reste à sçavoir si ce n'est point l'humeur scorbutique qui pique votre poitrine. Dans ce cas (et me Dargental l'a éprouvé) les antiscorbutiques seroient justement appliqués. Tous les motifs possibles doivent vous engager à prolonger une vie qui fait la gloire de votre patrie et les délices de vos amis. Il faut conserver la beauté de l'inscription dont l'idée est si heureuse à Voltaire vivant. Je ne vous avois pas parlé de ce projet parce qu'on m'avoit demandé le secret pour vous mais aujourd'hui que Pigal va vous trouver il n'y a plus moyen de le garder. On souscrit avec bien de l'empressement et je n'ai jamais si bien senti que dans cette occasion le malheur de la pauvreté.
Je vous recommande derechef Melle Daudet et de rechef aussi je vous embrasse de toutes mes forces et me d'Argental s'y joint bien sincèrement.