A Ferney, 30 mars 1770
Mon cher ami, vous avez été bien étonné, peut-être, que je n'aie point répondu à votre dernière lettre, et que je ne vous aie point envoyé ce que vous m'avez demandé.
Mais figurez vous que mon libraire est sous les armes depuis environ six semaines; que toute la ville monte la garde; qu'on a assassiné des vieillards de mon âge, des femmes grosses; que presque toutes les boutiques sont fermées dans cette anarchie horrible; que plusieurs habitants sont sortis de la ville, qu'on ne sait où les loger, et que tout est en combustion. Le Cramer que vous avez vu à Colmar chez moi est actuellement conseiller à grande perruque. Sa république l'a envoyé en qualité d'ambassadeur à la cour de France pour justifier les petits procédés de Genève. On disait qu'étant libraire il ferait beaucoup d'impression à la cour; cependant il n'en a fait aucune; il n'a pas même vu les ministres.
Je ne sais si je vous ai fait mon compliment sur la cure de m. votre fils; je m'offre à l'aider dans ses fonctions quand il voudra, car il faut que vous appreniez que je suis capucin.
J'avais rendu, je ne sais comment, de petits services à des capucins, mes voisins, auprès de m. le duc de Choiseul; notre révérend père général m'a sur le champ envoyé de Rome de belles lettres patentes de capucin. Il ne me manque que la vertu du cordon de saint François. Le pape m'en a fait des compliments par le cardinal de Bernis; mais m. le contrôleur général n'a pas été si poli que le pape; il m'a pris tout le bien que j'avais à Paris, dès qu'il a su que j'avais renoncé à ceux de ce monde. Je me suis trouvé englobé dans la saisie des rescriptions, sur quoi je me suis récrié, en mettant cette déconvenue au pied de mon crucifix:
Je vous embrasse de tout mon cœur, vous et toute votre famille.
frère François V., capucin indigne