[c. 25 January 1770]
Mon cher lorrain, je ne sçais pas comment vous vous appellez aujourdui, mais au bout de dixhuit ans j'ay reconu votre écriture.
Je vois que vous avez travaillé sous un grand maître. Vous êtes donc de l'académie de Berlin! Assurément vous en faittes l'ornement et l'instruction. Vous me paraissez un grand philosophe dans le séjour des revues des canons et des bayonettes. Comment avez vous pu allier des objets si contraires? Il n'y a point de cour en Europe où l'on associe ces deux ennemis. Vous me direz peutêtre que Marc Aurele et Julien avaient trouvé ce secret, qu'il a été perdu jusqu'à nos jours, et que vous vivez auprès d'un maître qui l'a resuscité. Cela est vrai mon cher lorrain, mais ce maitre ne donne pas le génie.
Il faut que vous en ayez baucoup, pour que vous ayez enfin montré par votre écrit la vraye manière d'être vertueux sans être un sot, et sans être un enthousiaste.
Vous avez raison, vous touchez au but. C'est l'amour propre bien dirigé qui fait les hommes de bons sens véritablement vertueux. Il ne s'agit plus que d'avoir du bon sens, et tout le monde en a sans doute assez pour vous comprendre, puisque votre écrit est comme tous les bons ouvrages, à la portée de tout le monde.
Oui l'amour propre est le vent qui enfle les voiles et qui conduit le vaissau dans le port. Si le vent est trop violent il vous submerge; si l'amour propre est désordoné il devient frénésie. Or il ne peut être frénétique avec du bon sens. Voylà donc la raison mariée à l'amour propre. Leurs enfants sont la vertu et le bonheur. Il est vray que la raison a fait bien des fausses couches avant de mettre ces deux enfants au monde. On prétend encor qu'ils ne sont pas entièrement sains, et qu'ils ont toujours quelques petites maladies, mais ils s'en tirent avec du régime.
Je vous admire mon cher lorrain, quand je lis ces paroles: qu'y a t'il de plus beau et de plus admirable que de tirer d'un principe même qui peut mener au vue la source du bien et de la félicité publique?
On dit que vous faites aussi aux Welches l'honneur d'écrire en vers dans leur langue. Je voudrais bien en voir quelques uns. Expliquez moy comment vous êtes parvenu à être poète, philosophe, orateur, historien et musicien. On dit qu'il y a dans votre pays un génie qui apparait les jeudi à Berlin, et que dès qu'il est entré dans une certaine salle on entend une simphonie excellente dont il a composé les plus beaux airs. Le reste de la semaine il se retire dans un châtau bâti par un négromant et de là il envoye des influences sur la terre. Je crois l'avoir aperçu il y a vingt ans. Il me semble qu'il avait des ailes, car il passait en un clin d'œil d'un empire à un autre. Je crois même qu'il me fit tomber par terre d'un coup d'aile. Si vous le voyez ou sur un laurier ou sur des roses, car c'est là qu'il habite, mettez moy à ses pieds, supposé qu'il en ait; car il ne doit pas être fait comme les hommes. Dites luy que je ne suis pas rancunier avec les génies. Assurez le que mon plus grand regret à ma mort sera de n'avoir pas vécu à l'ombre de ses ailes, et que j'ose chérir son universalité, avec l'admiration la plus respectueuse.