20 janvier 1770

Vous avez eu la bonté, mon cher ange, de me faire présent du livre de notre ami Griffet, et moi je prends la liberté de vous envoyer un manuscrit qui sûrement n'est pas de lui.
Vous voulez vous amuser avec mad^e D'Argental de cette comédie de feu l'abbé de Chateauneuf, mort il y a plus de soixante ans. Je vous envoie une copie que j'ai fait faire sur le champ à la réception de vos ordres. Mon manuscrit est bien meilleur que celui de Thiriot, plus ample, plus correct, beaucoup plus plaisant à mon gré, et purgé surtout des expressions qui pourraient présenter la moindre idée de dévotion, et par conséquent de scandale. Je ne sais si vous trouverez la pièce passable, elle est bien différente du goût d'aujourd'hui, ce n'est point du tout une tragicomédie de Lachaussée; elle m'a paru tenir un peu de l'ancien style, mais on ne rit plus, et on ne veut plus rire.

Si vous supposez pourtant, vous et mad. D'Argental, qu'on puisse encore aller à la comédie pour s'épanouir la rate, si vous trouvez dans cette pièce des mœurs vraies et quelque chose de plaisant, alors on pourra la faire jouer. Il n'y aura nulle difficulté du côté de la police, mais en ce cas il faudrait envoyer chercher Thiriot, et lui donner copie de la copie que je vous envoie, en lui recommandant le secret. Il est intéressé à le garder. Je lui envoyai ce rogaton il y a quelques mois pour lui aider à faire ressource, et comme je lui mandai que tous les émoluments ne seraient pas pour lui, il se pourrait bien faire aussi que votre protégé Lekain en retirât quelque avantage.

Je ne sais point où demeure Thiriot, qui change de gîte tous les six mois, et qui ne m'a point écrit depuis plus de quatre. On peut s'informer de sa demeure chez le secrétaire de m^r Dormesson, nommé Faget de Villeneuve. Voilà tout ce que j'en sais.

Je vous avertis que je prends la liberté d'envoyer à m^r le duc de Praslin, la pièce de l'abbé de Chateauneuf, il la lira s'il veut et sera dans le secret pour se dépiquer des belles manières des Anglais et de mess^rs de Tunis. Je lui écris en même tem ps pour le remercier de ses bontés pour les vingt-six diamants qui courent grand risque d'être perdus, attendu que les march^ds n'ont rien fait en former juridique.

J'ignore encore, si on osera faire jouer à Toulouse la tragédie de la Tolérance. Ce serait prêcher l'Alcoran à Rome. Je sais seulement qu'on la répète actuellement à Grenoble, mais il n'est pas bien sûr qu'on l'y joue.

Vous me feriez plaisir, mon cher ange, de m'apprendre si m. le m^al de Richelieu va à Bordeaux comme on me l'a mandé. Il est si occupé de ses grandes affaires qu'il ne m'écrit point.

Je ne sais si vous savez qu'on a mis dans quelques gazettes qu'on donnait la Corse au duc de Parme, et que vous étiez chargé de cette négociation? Il est bon que vous soyez informé des bruits qui courent, quelque mal fondés qu'ils puissent être.

Le progrès des armes de Catau est très certain. On n'a jamais fait une campagne plus heureuse. Si elle continue sur ce ton elle sera l'automne prochain dans Constantinople. Nos opéras comiques sont bien brillants, mais ils n'approchent pas de cette pièce étonnante qui se joue des bords du Danube au mont Caucase et à la mer Caspienne. Les géographes doivent avoir de grands plaisirs.

L'oncle et la nièce se mettent sous les ailes des anges.

V.