1769-09-27, de Voltaire [François Marie Arouet] à Joseph Michel Antoine Servan.

C'est vôtre vie, Monsieur, et non pas la mienne qui est utile au monde.
Je ne suis que vox clamantis in deserto, et j'ajoute que, vien' rauca e perde il canto e la favella. De plus cette vieille voix ne part que du gozier d'un homme sans crédit, et qui n'a d'autre mission que celle de son amour pour une honnête liberté, de son respect pour les bonnes loix, et de son horreur pour les ordonnances ou des usages absurdes, dictés par l'avarice, par la tirannie, par la grossièreté, par des besoins particuliers et passagers, et qui enfin pour comble de démence subsistent encor quand les besoins ne subsistent plus. Il n'apartient, Monsieur, qu'à un magistrat tel que vous, d'élever une voix qui sera respectée nonseulement par son éloquence singulière, mais par le droit de parler que vous avez dans la place où vous êtes.

C'est à vous de montrer combien il est absurde qu'un Evêque se mêle de décider des jours où je puis labourer mon champ, et faucher mes prés sans offenser Dieu; combien il est impertinent que des païsans qui font carême toute l'année, et qui n'ont pas de quoi acheter des solles comme les Evêques, ne puissent manger pendant quarante jours les œufs de leur basse cour sans la permission de ces mêmes Evêques. Qu'ils bénissent nos mariages, à la bonne heure; mais leur apartient-il de décider des empêchements? Tout celà ne doit-il pas être du ressort des magistrats? et ne portons nous pas encor aujourd'hui les restes de ces chaines de fer dont ces tirans sacrés nous ont chargés autrefois? Les prêtres ne doivent que prier Dieu pour nous, et non pas nous juger.

J'attends avec impatience que vous mettiez ces vérités dans tout leur jour avec la force de votre stile qui ne perdra rien par la sagesse de vôtre esprit. Vous rendrez un service éternel à la France.

Vous nous ferez sortir du chaos où nous sommes, chaos que Louis 14 a voulu en vain débrouiller. Nos petits enfans s'étonneront peut être un jour que la France ait été composée de provinces devenues par la législation même, ennemies les unes des autres. On ne pourra comprendre à Lyon que les marchandises du Dauphiné aient paié des droits d'entrée comme si elles venaient de Russie. On change de loix en changeant de chevaux de poste. On perd au delà du Rhône un procez qu'on gagne au deçà.

S'il y a quelque uniformité dans les loix criminelles elle est barbare. On accorde le secours d'un avocat à un banqueroutier évidemment frauduleux, et on le refuse à un homme accusé d'un crime équivoque.

Si un homme qui a reçu un assigné pour être ouï est absent du roiaume, et s'il ignore le tour qu'on lui joue, on commence par confisquer son bien. Que dis-je! la confiscation dans tous les cas est elle autre chose qu'une rapine? et si bien rapine que ce fut Sylla qui l'inventa? Dieu punissait dit-on, jusqu'à la quatrième génération chez le misérable peuple juif, et on punit toutes les générations chez le misérable peuple welche. Cette volerie n'est pas connue dans vôtre province; mais pourquoi réduire ailleurs des enfans à l'aumône parce que leur père a été malheureux? Un Welche dégoûté de la vie, et souvent avec très grande raison, s'avise de séparer son âme de son corps, et pour consoler son fils on donne son bien au Roi, qui en accorde prèsque toujours la moitié à la première fille d'opéra qui le fait demander par un de ses amants; l'autre moitié apartient de droit à messieurs les fermiers généraux.

Je ne parle pas de la Torture à laquelle de vieux grands chambriers apliquent si légèrement les innocents comme les coupables. Pourquoi, par éxemple, faire souffrir la torture au chevalier de La Barre? était-ce pour savoir s'il avait chanté trois chansons contre Marie Magdeleine, au lieu de deux? est-ce chez les Iroquois ou dans le païs des Tigres qu'on a rendu cette sentence? L'Impératrice de Russie, de ce païs qui était si barbare il y a cinquante ans, m'a mandé qu'aujourd'hui dans son Empire de deux mille lieues, il n'y a pas un seul juge qui n'eût fait mettre aux petites maisons de Russie les auteurs d'un pareil jugement. Ce sont ses propres paroles.

Puisse vôtre faible santé, Monsieur, vous laisser achever promptement le grand ouvrage que vous avez entrepris et que l'humanité attend de vous! Nous avons croupi depuis Clovis dans la fange. Lavez nous avec vôtre hisope, ou du moins cognez nous le nez dans nôtre ordure, si nous ne voulons pas être lavés.

Mr L'abbé de Ravel a dû vous dire à quel point je vous estime, je vous aime, et je vous respecte. Souffrez que je vous le dise encore dans l'éffusion de mon cœur.

V.