16 auguste [1769] a à Ferney
Pour réponse à votre lettre du six, je vais vous ouvrir mon cœur.
Vous savez qu'il saigne depuis dixhuit mois. Dupuis m'a avoué que c'est lui qui contribua à vous faire partir sitost, en vous disant que je luy avais demandé deux fois si vous partiez, et en n'entendant pas le sens de ces paroles. Il se trompa de même, en disant que je ne voulais pas ouvrir la porte de ma chambre quand j'étais au bout du jardin.
Le résultat est que j'ay vécu seul et malade dans un désert. J'ay cru et je crois encor que je pourais passer l'hiver prochain auprès de vous dans une profonde obscurité, et ne voir que deux ou trois amis. J'ay pensé qu'on n'aurait pas la barbarie de m'envier cette consolation à soixante et seize ans. Vous me fîtes aller à Lyon quand je devois abandonner pour jamais un pays où je n'ay été que persécuté. Ce voiage de Lyon me conduisit dans le désert où je suis. L'hiver y est horrible et mortel, et vous m'écrivez aujourdui que vous voulez y venir pour faire des visites, que vous avez dix ou douze amis dans ce pays barbare.
Ah croiez moy vos amis de Paris méritent la préférence. Vous mourriez de douleur au bout d'un mois. Ferney, la moitié de l'année est une prison afreuse où l'on ne peut suporter la vie qu'en ayant chez soy et sous la main touttes les ressources de la société. Je n'ay pu y vivre qu'autant que le travail qui console de tout, m'a soutenu au milieu de mes souffrances. Mais touttes mes forces sont épuisées, ma patience aussi. Je ne puis plus travailler: et ma fin aproche.
Le parti le plus doux et le plus sage serait de passer ensemble l'hiver à Paris et l'été à Ferney. Pourquoy serions nous moins heureux que Mr et me de Florian? Si le fracas de Paris nous rebutait ou si la barbarie m'empêchait d'y cacher mes derniers jours avec vous, les climats méridionaux de la France nous conviendraient. C'est dans ce dessein, que j'ay fait ajuster un carosse qui est une espèce de dormeuse où nous serions très à notre aise. Nous serions suivis d'un bon fourgon qui porterait tout ce qui est nécessaire. Tout cela est prest. Je suis d'ailleurs très bien avec le parlement de Toulouse qui expie son crime envers les Calas en protégeant les Sirven. Hieres en Provence, Montpelier en Languedoc, Toulouse même pouraient avoir des agréments pour vous, et au mois de may vous retrouveriés Ferney délicieux. Tout cela peut s'éxécuter, et je ne ferai que ce qu'il vous plaira.
La situation embarassante et délicate dans la quelle je me trouve avec M. le duc de Virtemberg exigera un peu d'œconomie dans les premiers mois de notre établissement, soit à Paris, soit dans un pays chaud. Il a fallu luy donner cent mille francs qu'il me devait. Il les rembourse en quatre années, et probablement le remboursement ne commencera qu'en janvier. L'affaire est bonne et sûre pour moy et les miens. Presque tout le comté de Montbeliard apartiendra à mes héritiers ou à moy pendant quatre ans. Mais je serai très à l'étroit jusqu'au mois de janvier ou de février. Le Chatelard a baucoup coûté et coûte encore et il faut tout payer argent comptant, tandis que dans le pays on me doit plus de trente mille francs d'argent prêté dont on ne me rend pas un denier.
Je ne vous ay proposé une femme qu'en cas que vous n'en eussiez point. C'est la nièce de l'abbé Nolet. Elle ne sert point un jeune homme. Le frère de madame de Sauvigni a cinquante trois ans. Il ya quatre mois qu'il est chez moy dans l'aile du théâtre. Je l'ay tiré d'un état trés triste. Sa famille en use avec lui avec une dureté barbare et acharnée. Il a fait des fautes, mais ce qu'on luy a fait soufrir est infiniment audessus de tout ce qu'on peut lui reprocher. Il s'est conduit avec moy avec toutte la reconnaissance et la circomspection possibles. Je n'ay qu'à m'en louer. Il a d'ailleurs des talents. Il est le meilleur médecin du pays. Ce n'est pas baucoup dire. Il prépare très bien tous les médicaments. Il reste dans sa chambre comme moy toutte la journée. La Nolet est pleine de talents et infiniment serviable. On ne voit Adam que pour manger et jouer aux échecs. Voilà pour Ferney. Quelque soit l'autheur de l'histoire qui a fait tant de bruit, ce bruit était fondé sur bien peu de choses, mais les hommes sont injustes et méchants.
Mr de Chimenes veut crier, se remuer, agir, pour faire jouer les guebres. Il faut qu'il les préconise et qu'il attende. Il y a peu de connaisseurs. Presque tout le monde juge d'après le parterre.
M. le chancelier a bu publiquement à ma santé. Mr le duc de Choiseuil m'accable de bontés. Mr de st Florentin s'est conduit avec le fanatique d'Annecy en homme d'esprit qui me veut du bien et en ministre très sage.
Je reçois dans ce moment deux éditions de cette histoire qui a fait tant de bruit, et qui ne fera que du bien. Si on la brûle on brûlera probablement la cinquième édition en attendant la dixième. J'ignore encor l'autheur de ce livre. Les deux dernières éditions me paraissent très bonnes.
Votre lettre du 10 arrive. Tout ce que vous voulez est fait, et je vous ay envoié par mr de La Borde la copie de ma lettre à mr le duc Daumont.
Comment! je ne verrais pas Elie de Beaumont! Je me transfigurerais plustôt comme Jésu se transfigura pour converser avec Elie! Il se moque de s'affliger. Je vais luy écrire, et luy laver sa très aimable tête.
Que dites vous de ce pauvre Martin? Il faut des dédommagements à sa famille. Que d'horreurs juridiques! et de quoy dépend notre vie? Tout le monde convient que Lalli n'était qu'un brutal très innocent. L'Europe redemande le sang du chevalier de La Bare et Paquier est tranquile!
Je vous embrasse de touttes mes forces, et je vous aimerai autant que j'ay été affligé.