à Ferney
9 avril 1769
Madame,
Mon gendre vous a fait une infidélité, il m'a envoyé une lettre dont vous l'avez honoré.
Cette lettre joint à celle que ma fille Corneille et moi nous reçûmes de vous m'a bien fait changer de note.
J'entrevis autrefois les restes précieux
Du plus beau siècle de la France,
Les Vendôme et les Chaulieu,
Marianne, la sœur d'Hortense,
Marianne Bouillon dont la vive éloquence
Egalait l'éclat de ses yeux.
Boileau vivait encore; et sa muse affaiblie
Conservait du bon goût les éternelles lois.
Dans les jardins de Sceaux Melpomène et Thalie
A la voix des Condés mêlaient encor leurs voix.
Ce grand siècle n'est plus que dans notre mémoire.
Les plaisirs de l'esprit, la splendeur de la gloire,
La politesse et les beaux arts
Ont suivis tristement aux bords de l'onde noire
La foule des héros du parnasse et de Mars.
Je pensais à ces temps, les vieillards d'ordinaire
Pour les regrets sont réservés.
Mais à la fin j'ai vu ce que vous écrivez,
Et ce que votre époux sait faire;
Je renonce à la plainte, et je m'apperçois bien
Malgré mon ton frondeur et mon goût trop sévère
Que je ne dois regretter rien.
Vous me donnez madame des ordres positifs de vous envoyer ce qui paraît de nouveau dans les pays étrangers. Me voilà installé votre bibliothécaire de rogatons. Voyez une petite brochure un peu hardie, d'un moine défroqué qui est quelquefois assez plaisant. Je n'enverrai certainement pas de pareilles ouvrages à d'autres qu'à vous, surtout dans ce saint temps de pâques, mais je sais que vous êtes un honnête homme quoique vous soyez une honnête femme. Il y a quelques honnêtes femmes dans le monde que je crains beaucoup; mais vous m'inspirez madame, la plus grande confiance, ainsi qu'un véritable attachement, et un profond respect.
Le Vieillard des Alpes