De F. ce 4 avril 1769
De la coquetérie! non pardieu, mon cher confrère ou mon cher successeur, ma franchise suissesse n'a ni rouge ni mouches.
Quand je vous dis que votre ouvrage est le meilleur qu'on ait fait depuis cinquante ans, je vous dis vrai. Quelques personnes vous reprochent un peu trop de flots d'azur, quelques répétitions, quelques longueurs et souhaiteraient dans les premiers chants, des épisodes plus frappants. Je ne peux ici entrer dans aucun détail, par ce que votre ouvrage court tout Geneve et qu'on ne le rend point; mais soyez très certain que c'est le seul de notre siècle qui passera à la postérité, par ce que le fond en est utile, par ce que tout y est vrai, parce qu'il brille presque partout d'une poésie charmante, par ce qu'il y a une imagination toujours renaissante dans l'expression; je déteste le fatras et le petit, et tout ce que je vois ailleurs est petit et fatras.
Qui diable vous a donné la canonisation de saint Cucufin? Il faut que ce soit quelque capucin. On pourra bientôt me canoniser aussi: car depuis un mois je ne vis que de jaunes d'oeufs comme saint Cucufin. J'ai eu douze accès de fièvre; j'ai reçu bravement le viatique en dépit de l'envie. Cela s'est passé avec une décence charmante. J'ai déclaré expressément que je mourais dans la religion du Roi très chrétien mon maître et de la France ma patrie, as it is establish'd by act of parliament. Cela est fier et honnête.
Ma maladie m'a empêché d'écrire à Monsieur Grimm; mais je ne l'en aime pas moins, lui et ma philosophe Madame d'Epinai. Je vous ai la plus sensible et la plus tendre obligation de vouloir bien engager Monsieur le prince de Beauvau à daigner solliciter de toutes ses forces en faveur des Sirven. Votre coeur aurait été bien ému si vous aviez vu cette déplorable famille, père, mère, filles, enfans, la mère rendant les derniers soupirs en me venant voir, les filles dans les convulsions du désespoir; le père en cheveux blancs baignés de larmes. Et qui a-t-on persécuté ainsi? La plus pure innocence et la probité la plus respectable. La destinée m'a envoié cette famille, il y a six ans que je travaille pour elle, enfin la lumière est parvenue dans les têtes de quelques jeunes conseillers de Toulouse qui ont juré de faire amende honorable. Cuistres fanatiques de Paris, misérables convulsionnaires, singes changés en tigres, assasins du ch. d. l. b., apprenez que la philosophie est bonne à quelque chose! Je vous conjure, mon cher successeur, de presser la bonne volonté de Monsieur le prince de Beauvau. Voici le moment d'agir, Sirven, condamné à mort, est actuellement devant ses juges, ses filles sont auprès de moi, je les ferai partir si ses juges veulent les interroger. Je me recommande à vos bontés et à celles de Monsieur le prince de Beauvau.
Je vous embrasse de tout mon coeur ans cérémonie; mais c'est avec la plus profonde estime et la plus sincère amitié.
V.