1er mars 1769
Ma chère nièce, j'ai été bien charmé de voir votre écriture, car vous savez que j'aime votre style et surtout votre souvenir.
L'idée de n'être point oublié de vous me console dans ma solitude. Il y a aujourd'hui un an que je ne suis sorti de ma chambre et de mon jardin qu'une seule fois. Vous me paraissez avoir pour Paris autant d'aversion qu'il m'inspire d'indifférence. Paris est fort bon pour ceux qui ont beaucoup d'ambition, de grandes passions et prodigieusement d'argent avec des goûts toujours renaissants à satisfaire. Quand on ne veut être que tranquille, on fait fort bien de renoncer à ce grand tourbillon. Paris a toujours été à peu près ce qu'il est, le centre du luxe et de la misère: c'est un grand jeu de pharaon où ceux qui taillent emboursent l'argent des pontes. Mais vous trouveriez Paris le pays de la félicité, si vous aviez vu comme moi le temps du système où il était défendu comme un crime d'état, d'avoir chez soi pour cinq cents francs d'argent. Vous n'étiez pas née lorsqu'on augmenta de cent francs la pension que l'on payait pour moi au collège, et que moyennant cette augmentation, j'eus du pain bis pendant toute l'année 1709. Les parisiens sont aujourd'hui des sybarites, et crient qu'ils sont couchés sur des noyaux de pêches parce que leur lit de roses n'est pas assez bien fait. Laissez les crier, et allez dormir en paix dans votre beau château d'Ornoi.
Je m'affaiblis tous les jours, ma chère nièce; je n'ai pas longtemps à vivre, et bientôt je vous dirai bonsoir. Si en attendant vous voulez vous amuser à Ornoi de quelques nouveautés, vous n'avez qu'à faire un marché avec la fermière générale qui se charge de vos paquets: on lui donnera la permission de les lire pourvu qu'elle vous les envoie bien honnêtement. Je vous embrasse, vous et m. de Florian de tout mon cœur.