ce 23 xe 1768
Monsieur,
En recevant de votre part une Histoire que vous avés faite il me semble que je la reçois de la main de Suetone ou de Titelive, et le siècle de Louis XIV et de Louis XV me parait bien digne d'être le vôtre.
Je le lirai donc, retouché, augmenté et embelli, avec un nouveau plaisir, que votre amitié et votre main y ont attaché. Vous jugés bien, Monsieur, que ce plaisir ne sera pas séparé de celui que donne la reconnaissance.
Je le reçus hier, et en ouvrant cet agréable thrésor je tombai sur l'anecdote unique de la lettre singulièrement intéressante du grand Frédéric que vous me donnâtes un jour la satisfaction de lire en original, et que vous appellés si bien son Testament Philosophique, dans laquelle ce Héros couronné, à la veille de la journée la plus critique, et dans la situation peutêtre la plus extrême de sa vie, gravait en vers son Epitaphe, et vous invitait à jetter quelques fleurs sur son Tombeau.
J'ai vu dans le même chapitre avec un grand plaisir tout ce que vous dites, Monsieur, à la gloire du brillant et modeste Prince Héréditaire de Brunswick, à qui j'eus l'honneur de faire ma cour chez Made d'Armenches et la satisfaction d'entre dire que mon neveu Frédéric Seigneux, alors Capitaine dans la Légion Britannique et L'un de ses aides de Camp durant les deux dernières campagnes, était un excellent officier et qu'il lui avait les plus grandes obligations; il ajoutait que c'était à l'occasion de sa blessure, sur quoi S. A. le Prince de Wirtemberg l'aiant prié de vouloir bien en racconter les circonstances, le Prince Héréditaire dit que dans le même tems que mon Neveu achevait de lui faire rapport d'un ordre qu'il avait porté à des Généraux, s'appercevant qu'il chancellait en selle, mon Neveu lui demanda avec empressement s'il était blessé. Le Prince répondit qu'il venait d'être blessé au bas ventre, et commençant à voir les étoiles, il se laissa aller dans ses bras. Alors, dit il, pour me transférer, Mr Seigneux ne trouva d'autre expédiens que celui de me mettre, sur un affut de canon. Ah! s'écria le P. de Wirtemberg en riant, voilâ bien la voiture qu'il fallait à un Héros. Ce fut en reconnaissance que le Prince Héréditaire daigna demander pour lui à la fin de la Guerre à S. M. Britannique une Compagnie dans un vieux Corps Hannovrien où il est dès lors, faveur qu'il accompagna d'une lettre charmante et de son portrait. Vous jugés bien que l'estime d'un tel Prince fut plus flateuse que tout le reste. Il est vrai qu'il avait eu le bonheur de servir d'ailleurs avec quelque distinction et que ce jour là même, il était mal guéri d'un coup de feu qui dans une autre affaire lui avait fracassé le coude droit. Voilà ce qui ne m'eut point échappé si votre bonté pour moi et les miens ne m'était connue.
Que j'aime dans votre siècle, cette Métode qui détache pour ainsi dire tous les grands Evénements, et qui en fait autant de Tableaux! Dans les histoires ordinaires ils sont presque toujours noyés dans la foule des petites choses; et les Portraits n'y ont pas le Caractère saillant qu'ils ont dans la vôtre.
Vous en aurés dans peu Monsieur une d'un autre genre que vous me permettrez de vous envoyer dès qu'elle sortira de la presse. C'est l'Etat de la Corse, traduit de l'anglais de Mr Boswell. Vous êtes digne de plaindre cette brave Nation, comme je plains infiniment la vôtre de vouloir la subjuguer. Quel dommage de faire périr là de si belles trouppes et si dignes de servir ailleurs, et si le Général Paoli venait à périr lui même, qui ne regretterait un Homme qui vous paraîtra un Illustre Législateur. En tout cecy Monsieur vous verrés ma confiance. Si c'est une faute, pardonnés là à la situation douloureuse dont je me distrais, en vous écrivant, après avoir perdu il y a environ un Mois une Epouse d'un mérite rare et dont le bon esprit et l'amitié faisait mon bonheur. Consolés m'en du moins par votre amitié en eschange du respectueux dévouement avec lequel je serai toujours,
Monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur
Seigneux de Correvon