1768-12-23, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

En réponse à vôtre Lettre du 16, ma chère nièce, vous saurez que vous avez dû recevoir Empereurs et marseillois par l'ami Marin.

Vous devez avoir reçu aussi deux grands palliatifs pour le Drame intitulé désormais les deux frères. Trois actes entiers remplis d'adoucissements sont parvenus sans doute aux deux anges par mr le Duc De Praslin. Un petit contraste entre les bons et les mauvais prêtres de l'antiquité n'a pas été oublié. Il ne reste pas à présent le moindre prétexte à la malignité. Il faut que vous encouragiez Marin. S'il pouvait oublier un moment qu'on a nommé un autre que La Touche, il n'aurait nulle crainte. Mais sachant malheureusement que le diable a fait cette bonne œuvre il voit sa griffe par tout et j'ai peur même que les anges ne soient imbus de ce préjugé. Le grand point est de voir les choses comme elles sont, d'oublier l'auteur, et de ne juger que l'ouvrage.

Nous parlerons une autre fois du Duc de Benevent. Ce petit duc doit céder à un Empereur de Rome.

Il est fort difficile de trouver un a b c. Cet ouvrage traduit de L'anglais par un nommé Chiniac, a été imprimé à Bâle. Il y en a fort peu d'éxemplaires à Genêve. L'ouvrage me parait beaucoup trop hardi pour France, et je ne conçois pas comment on a pu en laisser entrer des éxemplaires.

Aureste, il y a six ans que le livre est imprimé; car le tître porte 1762; comment peut on avoir l'injustice absurde de me l'imputer? Vous sentez combien il est impossible que j'aie fait à la fois les siècles de Louïs 14 et de Louïs 15, une tragédie, un tome tout entier à l'histoire générale, et ce terrible a b c. L'homme le plus robuste ne pourait suffire à tant d'ouvrages, et vous savez quelle est ma mauvaise santé dans un âge très avancé. La considération de cet âge doit fermer la bouche à mes calomniateurs; et je suis persuadé que vous leur imposerez silence.

Je pleure amèrement D'Amilaville; la nature avait fait cet homme là pour moi. J'imaginais même qu'il viendrait se retirer à Ferney. Le voilà mort, il ne sera jamais remplacé. Si Diderot a toutes mes Lettres ne serait il pas honnête qu'il vous les remit entre les mains?

Je suis fâché que le Roi de Dannemarck ait été dans l'écurie de la Sorbonne. Pourquoi voir des ânes quand on a vu des chevaux d'Espagne?

La fête de la présentation me parait fort inutile. On est assez actuellement dans le goût de retrancher les cérémonies. Celle cy surtout est très ridicule.

Le Chatelard devient un endroit charmant, mais la maison Racle devient plus invendable que jamais. Le séjour des troupes surtout est un obstacle invincible. Elles ont fait un mal irréparable à ce pauvre petit canton. Si elles reviennent je pourai bien m'en aller. Je ne sais ce que deviendra Versoi. Il a fallu que Racle donnât cinquante Louis à un secrétaire de L'intendant; Fabri qui n'oublie rien en a voulu avoir aussi cinquante; il a fallu les donner. Si tout se traitte ainsi il en coûtera des sommes immenses au patron, et rien ne s'achêvera.

Le pain n'a jamais augmenté dans nôtre petit païs barbare, tout y est toujours sur le même pied, il faut toujours s'adresser à Genêve pour se nourir et se vétir. La nature a voulu que ce canton fût pauvre et sot; elle a été parfaittement obéie.

Vous ne me mandez point si vôtre sœur est revenue. Je n'ai point reçu encor la Lettre de mr Dupuits. Je lui fais mille compliments ainsi qu'à sa chère petite femme. Je vous embrasse avec la plus vive et la plus inaltérable tendresse.