1768-08-24, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Dieu vous donne, ma chère nièce, un tems plus agréable en Picardie, que nous ne l'avons en Allobrogie.
Nous avons il est vrai une assez bonne année, de sorte que selon toutes les aparences, la dépense n'excèdera pas de beaucoup la recette, c'est tout ce qu'on peut espérer de mieux dans ce païs cy quand on n'est pas Mr De Verny. Si l'utile manque, aumoins on a l'agréable, et on vit dans l'abondance à peu de frais, mais avec une mauvaise santé on ne jouït à mon âge ni de l'agrément ni de l'abondance. Les bois commencent à se former un peu; ils deviendront un jour un objet considérable; et ainsi, puisque vous ne voulez pas vendre actuellement la terre, vous la vendrez mieux dans quelques années quand vous en serez dégoûtée.

J'ai continué à fermer ma porte à tout le monde; mon état ne me permet plus de voir des passants et de me gêner pour eux. Je n'ai reçu qu'une visite d'une personne bien extraordinaire et que je ne puis nommer; tout les reste a été impitoiablement renvoié.

Vous aurez probablement mr Dupuits à Hornoy en même tems que cette Lettre. Made De Florian a dû recevoir un petit paquet qui pourra l'amuser elle et sa compagnie. Il regarde les affaires du tems, et il m'a paru curieux. Je crois qu'il n'y a que le consistoire de Rome dans le monde, à qui il puisse déplaire. J'étais si pressé et si malade quand j'envoiai ce paquet, que je ne l'accompagnai point d'une Lettre. Je crois d'ailleurs qu'un ouvrage intéressant sur l'état présent des choses de ce monde fait beaucoup plus de plaisir qu'une Lettre vague, dans laquelle on n'a rien à dire de particulier, et où l'esprit est à sec. Ainsi, je ne demande point pardon à Monsieur et à Madame Deflorian de ne leur écrire que dans les occasions qui en valent la peine. Je les suplie de compter infiniment plus sur mon amitié que sur mon éxactitude. Si la compagnie d'Hornoy reste encor un mois à la campagne, elle recevra infailliblement le siècle de Louïs 14 et de Louïs 15. Celà peut fournir une heure d'amusement par jour, quand on ne peut ni se promener, ni jouer au Wisk.

Quant à nos affaires j'aprofondirai tout avec mr Christin dès qu'il sera à Ferney, et nous y mettrons un ordre certain qui conviendra à tous les intéressés. Je vous envoiea un petit mémoire, qui demande une paire de lunettes pour être lu; mais j'ajoute à ce mémoire, qu'en fait d'affaires je ne m'en tiens jamais à mon opinion, et que je suis prêt à faire tout ce qu'on jugera à propos.

M. Dupuits a lu avant son départ un croquis d'une chose assez extraordinaire; il vous en parlera sans doute, et vous garderez sur cette niaiserie le profond secret qu'il a promis de garder pour tout autre que pour les habitans d'Hornoy. J'embrasse tous ces habitans du meilleur de mon cœur, et je vous aime avec autant de tendresse que je vous ai jamais aimée.

Le chartreux V.