1768-05-22, de Voltaire [François Marie Arouet] à Henri Lambert d'Herbigny, marquis de Thibouville.

Je vous aimerai autant que j'aimerai mes anges, c'est à dire jusqu'à mon dernier soupir.
Je n'écris guère mon cher marquis, parce que j'ai très peu de temps à moi. La décrépitude, les souffrances du corps, l'agriculture, les peines d'esprit inséparables du métier d'homme de lettres, une nouvelle édition du siècle de Louis XIV, tout cela ne me laisse pas respirer. Ajoutez y la calomnie toujours aboyante, et les persécutions toujours à craindre, vous verrez que j'ai besoin de solitude et de courage.

Je sais qu'un de mes malheurs est de ne pouvoir être ignoré. Je sais tout ce qu'on dit, et je vous jure qu'il n'y a pas un mot de vrai. Je n'aime la retraite que parce qu'elle est absolument nécessaire à mon corps et à mon âme. Vivez à Paris vous autres mondains. Paris est fait pour vous et vous pour lui. Aimez le théâtre comme on aime sa vieille maîtresse qui ne peut plus donner de plaisirs, mais qui en a donné. Tout le monde la trouve fort vilaine mais il est beau à vous et à mes anges d'avoir avec elle de bons procédés.

Il y a très longtemps que je n'ai écrit à ces chers anges, mais si vous leur montrez ma lettre ils y verront tous les sentiments de mon cœur.

Je suis enchanté que vous causiez souvent avec made Denis. Vous devez tous deux vous aimer je vous ai vus tous deux très grands acteurs. Entre nous, mon ami, la vie de la campagne ne lui convient point du tout. Je ne hais pas à garder les dindons, et il lui faut bonne compagnie; elle me faisait un trop grand sacrifice; je veux qu'elle soit heureuse à Paris, et je voudrais pouvoir faire pour elle plus que je n'ai fait.

J'ai avec moi actuellement mon gendre adoptif, qui sera assurément un officier de mérite. M. le duc de Choiseul qui se connaît en hommes commence déjà à le distinguer. Il a daigné faire du bien à ceux que j'ai pris la liberté de lui recommander, et je lui suis trop attaché pour lui présenter des personnes indignes de sa protection.

Je compte toujours sur celle de mm. les ducs de Choiseul et de Praslin. Vous savez que j'en ai un peu besoin contre la cabale fréronique, et même contre la cabale convulsionnaire, qui seraient bien capables de me persécuter jusqu'au tombeau comme les jésuites persécutèrent Arnaud. Mon curé prend l'occasion de la pentecôte pour vous faire ses plus tendres compliments. La première fois que je rendrai le pain bénit je vous enverrai une brioche par la poste.

V.