à Cirey [c. 26 April 1739]
Mon cher Berger, que ma négligence ne vous rebute point.
Croyez que je sens le prix de vos lettres & de votre amitié, comme si je vous écrivais tous les jours.
Je vous assure que mon histoire du siècle de Louis XIV serait plus intéressante, si je trouvais des anecdotes aussi agréables que celles dont vos lettres sont remplies. Je suis toujours dans l'incertitude du chemin que nous prendrons pour aller en Flandre. Si je passe par Paris, vous croyez bien qu'un de mes plus grands plaisirs sera de vous embrasser. On me mande qu'on fait courir dans ce vilain Paris le commencement de mon histoire de Louis XIV & deux épîtres morales très incorrectes. Je vous enverrais tout cela & vous auriez la bonne leçon, si le port n'était pas effrayant. Je crois que vous verrez dans l'Essai sur le siècle de Louis XIV un bon citoyen plutôt qu'un bon écrivain. L'objet que je me propose, a, me semble, un grand avantage; c'est qu'il ne fournit que des vérités honorables à la nation. Mon but n'est pas d'écrire tout ce qui s'est fait; mais seulement ce qu'on a fait de grand, d'utile & d'agréable. C'est le progrès des arts & de l'esprit humain que je veux faire voir, & non l'histoire des intrigues de cour & des méchancetés des hommes. Toutes les cabales des courtisans & toutes les guerres se ressemblent assez; mais le siècle de Louis XIV ne ressemble à rien.
On a fait courir une lettre de moi à l'abbé Dubos. C'est une copie bien infidèle; mais il faut que je sois toujours ou calomnié ou mutilé & qu'on persécute le père & les enfants. Je vous embrasse.