1768-04-20, de Jean Le Rond d'Alembert à Voltaire [François Marie Arouet].

Vous croyez bien, mon cher maitre, qu'aussitôt votre lettre reçue, je n'ai rien eu de plus pressé que d'en faire part à M. le marquis de Mora.
Il est pénétré de reconnoissance, il m'a chargé de vous en assurer, il ira bientôt vous le dire lui-même, et vous verrez combien il est digne de l'accueil que vous lui promettés.

La Harpe n'avoit eu garde de me dire le contenu de sa lettre; j'admire et je respecte votre indulgence et votre bonté pour ce jeune homme; il semble qu'il craigne mes remontrances, car il me voit beaucoup moins; je continuerai pourtant à lui parler avec l'intérêt qu'on doit à un jeune homme malheureux, par sa situation et par son caractère, et quand je l'aurai bien prêché, si je ne vois pas qu'il se corrige, je lui donnerai ma bénédiction, & je le laisserai faire. Vous lui avez donné une attestation dont il avoit grand besoin; ce dernier trait de votre part met le comble à toutes vos autres bontés, et suffiroit pour prouver combien vous méritez qu'on vous aime; aussi je m'en acquitte en conscience, et je me flatte que vous en êtes bien persuadé, quoique j'espère que vous ne me donnerez jamais les mêmes attestations qu'à la Harpe.

A propos d'amis, vous en avez un dont peutêtre vous ne vous doutiez pas. C'est le janséniste la Bleterie, à qui vous devez des remercimens, & que je vous recommande. Il vient de donner une traduction des six premiers livres de Tacite; dans une des notes du second volume, il s'exprime avec beaucoup de mépris sur les écrivains autrefois célèbres, qui veulent mourir la plume à la main, et qui font dire au public, le pauvre homme a oublié de se faire enterrer (car c'est avec cette noblesse que ses notes, sa préface et sa traduction sont écrites). Ses amis savent et publient que c'est à vous qu'il adresse cette belle diatribe; et afin que la chose ne soit pas équivoque, il renvoye au dictionnaire de Bayle, articles Afer et Daurat, où vous verrez une note contre les vieux Poètes qui écrivent dans un âge avancé. Je souhaite que ce Plat janséniste, qui se croit un Personnage pour sa mauvaise vie de Julien, et dont mr le duc de Choiseul a accepté par pitié la dédicace, nous donne à 74 ans l'ingénu, la défense de mon oncle, le morceau sur les dissidens de Pologne, la lettre sur les Panégyriques&c. &c. &c. &c. Aureste ce maraut ne pouvoit tomber en meilleures mains, ni vous donner plus beau jeu, car sa traduction vous donnera une belle moisson à faire par les expressions basses, ignobles, familières, empoulées, prétieuses, dont elle est infectée à chaque page, et surtout par les vers charmans de sa façon que l'auteur a mis dans les notes, et qui vous divertiront beaucoup. Vous saurez de plus qu'il a signé les miracles de mr Paris, et que son attestation est imprimée dans le 1er volume du conseiller Montgeron, et qu'ensuite il a rétracté son jansenisme dans une lettre au cardinal de Rohan, pour être de l'académie françoise, dont cependant il n'a pas été; il est resté deshonoré et voilà tout. Vous saurez de plus que c'est un hypocrite; et qu'étant il y a 18 ans à la campagne avec lui, où il déclamoit beaucoup contre les incrédules, nous découvrimes qu'il ne disoit point son bréviaire; il vouloit pourtant qu'on le crût, mais par malheur il avoit apporté la partie de Printemps, et nous étions au mois d'octobre. Je lui demandai en pleine table, si dans la récitation de son Bréviaire, il étoit en avance sur le printemps de l'année suivante, ou en retard sur celui de l'année où nous étions. Cette question l'embarassa un peu. Il rougit, frémit entre ses dents, et ne parla plus de religion le reste du voyage. Adieu, mon cher ami, écrasez les marauts et les fripons, et vous ferez bien. Je vous embrasse de tout mon cœur.