à Ferney 11 avril 1768
L'amitié dont vous m'honorez, monsieur, et l'extrême sensibilité qu'elle m'a inspirée, exigent que je vous ouvre mon cœur.
J'aimerais certainement mieux avoir l'honneur de vous recevoir dans Ferney, que de vendre ce petit coin de terre qui m'a coûté près de 500000lt, et qui est au nombre des ingrats que j'ai faits. Je n'ai voulu le vendre que pour procurer tout d'un coup à made Denis une somme assez considérable pour qu'elle pût vivre et être logée à Paris aussi commodément qu'elle l'était dans cette campagne. J'ai 74 ans, je suis très faible, je n'attends plus que la mort, et quoique je fasse des gambades sur le bord de mon tombeau je n'en suis pas moins près d'y être couché tout de mon long. Il me serait égal de passer le reste de mes jours dans une petite terre voisine dont je jouis: elle est moins agréable que Ferney, mais les agréments ne sont plus faits pour moi. Je les compte pour rien.
J'ai essuyé des chagrins violents, je les compte aussi pour fort peu de chose: c'est l'apanage des hommes & surtout le mien. Je soupçonne que les quarante écus que j'avais pris la liberté de vous envoyer, n'ont pas été rendus à m. de Cheneviere. On m'a dit que depuis quelque temps on ne souffrait pas que les chefs des bureaux reçussent des paquets qui n'étaient pas pour eux. Je tenterai encore l'aventure jusqu'à ce que vous puissiez me donner un moyen plus sûr de vous faire parvenir les facéties qui pourront vous amuser, en attendant que je puisse vous envoyer la nouvelle édition du siècle de Louis 14, ouvrage un peu plus sérieux qui m'a coûté des recherches immenses et un travail assidu. Ce travail prouve bien que je ne puis être l'auteur de cent brochures scandaleuses que la calomnie m'attribue continuellement. C'est un tribut que je paye à un peu de réputation, mais je ne mérite ni cette réputation ni ces accusations cruelles.
Mille respects à madame de Rochefort; vous ne devez pas douter, monsieur, des tendres sentiments qui m'attachent à vous jusqu'au dernier moment de ma vie.