1768-04-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Emmanuel Friedrich von Fischer.

Je vois, Mr, par la Lettre dont vous m'honorez du 31e mars, que je suis précisément comme le Bikestarf de Londre, à qui le docteur Swift et le docteur Artbutnot prouvèrent qu'il était mort.
Il eut beau déclarer dans les papiers publics qu'il n'en était rien; que c'était une calomnie de ses ennemis, et qu'il se portait à merveille, on lui démontra qu'il était absolument mort; que trois gazettes de Toris, et trois autres gazettes de Wigs l'avaient dit expressément; que quand deux partis acharnés l'un contre l'autre affirmaient la même chose il était clair qu'ils affirmaient la vérité; qu'il y avait six témoins contre lui, et qu'il n'avait pour lui que son seul témoignage, lequel n'était d'aucun poids. Enfin le pauvre homme eut beau faire, il fut convaincu d'être mort; on tendit sa porte de noir, et on vint l'enterrer.

Si vous voulez m'enterrer, Mr, il ne tient qu'à vous, vous êtes bien le maître. J'ai 74 ans, je suis fort maigre, je pèse fort peu, et il suffira de deux petits garçons pour me porter dans mon tombeau que j'ai fait bâtir dans le cimetière de mon église. Vous serez quitte encor de faire prier Dieu pour moi, attendu que dans vôtre communion on ne prie point pour les morts. Mais moi je prierai Dieu pour la conversion de vôtre correspondant qui veut que je sois en deux lieux à la fois; ce qui n'est jamais arrivé qu'à st François Xavier; et ce qui parait aujourd'hui moralement impossible à plusieurs honnêtes gens.

J'ai l'honneur d'être pour le peu de temps que j'ai encor à vivre, monsieur, votre très.