1768-03-28, de Voltaire [François Marie Arouet] à Alexandre Marie François de Paule de Dompierre d'Hornoy.

Mon cher parlementaire, suspendez un moment vos disputes avec l'ange boufi du grand conseil pour écouter mon plaidoier, comme si vous étiez sur les fleurs de Lys; réunissez vous tout deux; n'en croiez point les discours vagues et extrajudiciaires du public.
Vous savez que ce public a autant d'oreilles et de bouches que la renommée, mais qu'il n'a point d'yeux. Voicy le fait clair et net.

Mr Le maréchal de Richelieu me doit 27000lt, la succession de Guise vingt mille, Lézeau vingt mille, ce qui joint à d'autres non valeurs sur mes rentes, monte à près de quatre vingt mille.

Mr Le Duc De Virtemberg en doit aussi environ quatre vingt mille. Il a fait des billets à ordre qui ne sont paiables que dans deux années (c'est à dire probablement après ma mort) et sur les quels on ne peut emprunter un denier. Voilà un vide de 160 mille livres sur un revenu qui était ma ressource.

Le seul château de Ferney avec les embellissements et les améliorations de la terre, a coûté cinq cent mille Livres, et raporte très peu. J'ai dépensé plus de deux millions dans le païs barbare que j'habite depuis quatorze ans. Telle est ma situation. Je ne vous dis pas tout. Je vous enverrai bientôt un mémoire sur la terre de Tournay qui vous surprendra.

Nous avons pendant toute l'année dernière donné des fêtes à trois régiments. Nous avons eu chez nous pendant deux mois un colonel et prèsque tous ses officiers. Ce colonel est si occupé du service du roi, qu'étant de retour à Paris il ne nous a pas seulement écrit un mot de remerciement.

Ainsi en ont usé trois ou quatre cent Anglais que nous avons très bien reçus, et qui sont si attachés à leur patrie qu'ils ne se sont jamais souvenus de nous. Nous avons été pendant quatorze ans les aubergistes de l'Europe, aux Délices, à Lausanne, à Ferney.

Joignez à tout celà l'agrément d'acheter tout à Genêve le double plus cher qu'en France, et de paier toute la main d'œuvre le double; vous verrez que le chapau de Fortunatus et les trésors d'Aboulcassem n'y suffiraient pas.

Je ne veux pas mourir ruiné; et je ne veux pas que made Denis en souffre. Elle ne peut vivre dans le païs barbare de Gex sans quelques amusements qui la consolent; et ces amusements ne se trouveront plus. J'ai soixante et quatorze ans. Je me couche à dix heures du soir, je me lêve à six du matin. Cette vie ne peut lui convenir; sa santé s'altère, elle a besoin de tous les secours de Paris. Ce séjour n'est pas moins nécessaire à made Dupuits. C'est forcer la nature que de transplanter des parisiennes dans les glaces éternelles des Alpes et du mont Jura; je dirai plus, c'est abréger leurs jours. Je n'ai plus qu'à mourir, mais il faut qu'elle vive, et qu'elle vive agréablement.

Il ne me reste actuellement que mes rentes sur mr De Laleu; tout le reste est épuisé pour deux années. Ces rentes dans lesquelles il y a tant de non valeurs suffiront à peine pour entretenir made Denis à Paris et moi à Ferney. Vous n'avez pas assez sur ces rentes, et il faut pour être juste égaler le parlement au grand conseil. Ainsi, je vous suplie dès à présent, à commencer du premier avril où nous sommes, d'accepter la somme modique de dix huit cent livres en attendant mieux.

J'avais compté que pour completter la part que je fais à made Denis, mr le mal De Richelieu lui donnerait au moins trois ou quatre cent Louïs d'or. Je l'en ai conjuré par ma dernière Lettre. S'il ne veut pas faire cet éffort, si la succession de Guise ne fournit rien encor, vous avez mon cher ami vôtre recours sur Lezeau, qui doit donner au mois d'avril neuf ou dix mille francs au procureur boiteux. Ces neufs ou dix mille francs joints à ce que made Denis peut avoir encor, ne suffira pas pour lui faire avoir des meubles et une maison commode. Il faut donc qu'elle vende la terre de Ferney qui baissera toujours de prix, par l'aversion naturelle qu'ont tous les genevois à posséder des biens fonds dans ce païs, et surtout parce qu'ils n'achêtent jamais que l'utile et non l'agréable. Je me retirerais alors dans la terre de Tournay. Elle toucherait une grosse somme d'argent comptant; elle augmenterait ses rentes, elle serait très riche.

Cet arrangement si convenable et même si nécessaire, a manqué pour ne m'avoir pas envoié à temps son consentement, et pour avoir écouté des personnes qui ne pouvaient être au fait de ses affaires, ni de ma position. Le marché qu'on lui proposait était des plus avantageux, mais il ne se retrouvera plus. L'acquéreur s'est dédit, et a donné l'allarme aux autres.

Made Denis m'a laissé pour environ quinze mille livres de dettes criardes à paier; j'en ai environ pour cinq mille de ma part. Il ne me reste pour subvenir à tout cette année et la suivante que mes rentes. J'arrangerai tout de manière qu'elles suffiront.

J'ai encor vingt sept personnes à nourir dans le châtau. Mais avec de l'ordre et de l'économie je ferai face à tout. Il n'y a que le désordre qui ruine.

Je me flatte qu'après cette Lettre je serai reçu dans l'académie de Lézine de Boulogne; mais ma famille ne m'exclura pas du temple de l'amitié.

Je reçois une petite lettre de Mr du Puis toutte pleine d'amitiez. Je l'embrasse tendrement lui et sa femme. Il trouvera icy son avocat quand il viendra, il a un maudit bien dans le maudit pays de Gex.

Madame Denis n'a point répondu à mes trois dernières lettres. Serait elle malade? Mr du Puis ne me le mande point, ny vous non plus.

V.