1768-03-21, de Voltaire [François Marie Arouet] à Étienne Noël Damilaville.

Mon très cher et très vertueux ami, pariez toujours qu'il n'y a pas un mot de vrai dans tout ce que l'on dit dans le monde et vous ferez en peu de temps une grande fortune.
Tout ce qu'on vous a conté du père Adam, de melle Guimard et de l'honnête criminel sont des romans à mettre dans les mille et une nuits. Le bon Adam est précisément tout le contraire du portrait qu'on a fait de lui. Il ne sait quelquefois ce qu'il dit, mais d'ailleurs c'est un très bon diable. Il est des nôtres et il travaille même actuellement à une conversion; par conséquent jugez s'il est honnête homme.

Soyez très sûr, mon cher ami, que le voyage de maman était d'une nécessité absolue. Vous ne savez pas à quel excès de fureur se portent les fanatiques et surtout le bœuf au cœur de tigre.

Il y a un autre excès bien funeste, c'est celui de l'archarnement à m'imputer tout ce que ce coquin de Marc Michel Rey imprime depuis dix ans. Il n'y avait que maman qui pût opposer une digue à ce torrent très dangereux.

Voici la copie de ce que j'écris à m. le duc de Choiseul. C'est un tour dont je me sers quelquefois avec lui. Ce tour est nouveau et lui a paru plaisant comme à moi.

Je vous envoie ma lettre pour Laharpe. Il a fait une énorme sottise par une légéreté condamnable. Il l'a soutenue par un orgueil féroce qu'on lui reproche. Mais j'en reviens toujours à dire qu'il n'a pas voulu me nuire, que cette leçon le corrigera, qu'il a du talent, qu'il faut lui pardonner, qu'il faut le gronder et l'aider, et surtout lui envoyer ma lettre. Je lui mande qu'on ne doit haïr que les Fréron et les ennemis de la société, et j'ai raison.

Je vous remercie tendrement mon vertueux ami, d'avoir vu maman, J'ai quelque espérance de passer avec vous la fin de ma vie. Cela me soutient et j'ai besoin d'être soutenu, du moins c'est la plus douce de mes illusions.