mardy au soir 8 mars [1768]
Jaco Tronchin qui de son côté a été quelquefois houspillé par le peuple, est celui qui veut acheter Ferney.
Il balance entre votre terre et celle d'Alamoigne. Je crois que vous devez saisir cette occasion qui ne se présentera plus. Il faudra baisser un peu le prix, car on peut avoir Alamoigne pour 250 m.lt. Elle est affermée 9000lt et vous ne trouveriez pas un fermier qui donnast mille écus de Ferney. Je pense que si vous pouvez vendre Ferney avec les meubles pour 200 m.lt vous ne devez pas manquer ce marché. Si même on n'en voulait donner que 180 m. je vous dirais encor donnez la terre à ce prix. Vous aurez dix mille livres de rente viagère et 80 m.lt d'argent comptant. Votre santé, vos goûts, la douceur de la vie de Paris, vos parents, vos amis, tout vous fixe à Paris, et je compte venir vous y voir dèsque j'aurai arrangé mes affaires et les vôtres avec Monsieur le duc de Virtemberg. Je compte avoir au mois de juillet des délégations en bonne forme qui assureront le payement exact de vos rentes et des miennes. Ce payement ne commencera probablement qu'au mois de janvier 1769. Pour moy j'ay à payer actuellement plus de seize mille livres tant à Geneve qu'à Lyon et aux domestiques. C'est à vous à tirer de M. le maréchal de Richelieu environ vingt cinq mille francs que nous partagerons. Je crois que la maison de Guise en doit presque autant. Votre neveu et votre beaufrère seront de bons intendants. Si vous vendez Ferney 200000lt vous vous trouverez tout d'un coup fort au dessus de vos affaires. Il faudrait m'envoyer une procuration spéciale pour vendre Ferney et je vous donne ma parole d'honneur de ne la vendre jamais au dessous de 180000lt. J'espère même en tirer 200000lt. Je sçais bien qu'en tout elle me revient à près de 500000lt, mais on ne revend point ses fantaisies et le prix d'une terre se règle sur ce qu'elle raporte et non sur sa bauté. Encor une fois un fermier savoiard ne vous en rendrait pas 3000lt par an et il ne vous payerait pas. Il s'agit, entre nous, ou de n'en avoir rien ou de vous en faire tout d'un coup dix à douze mille livres de rente. Vous me demandez ce que je deviendrai. Je vous répondrai que Ferney m'est odieux sans vous, et que je le regarde comme le palais d'Armide qui n'a jamais valu douze mille livres de rente. Si je vends Ferney je me retirerai l'été à Tourney. Je songe plus à vous qu'à moy. Je veux que vous soyez heureuse, et je compte avoir vécu. J'ay gardé jusqu'à présent tous les domestiques et je ne suis pas sorti de ma chambre. Le thermomètre a été à six degrés au dessous de la glace. Tous les arbres nouvellement plantés périront. Je ne les regretterai pas. Je regreterai encor moins le voisinage de Geneve. Ce sera toujours l'antre de la discorde. Le conseil a presque tout cédé au peuple qui a fait la paix en victorieux. Ce n'était pas la peine d'envoier un ambassadeur et des trouppes pour laisser les maîtres ceux qu'on voulait punir. Mais la situation de Geneve m'importe fort peu. La vôtre seule me touche. Je vous conseillerais de prendre une maison avec votre frère et l'enfant. Je me logerais dans le voisinage, quand je pourais revenir d'une manière convenable et à ma façon de penser et à mon âge, car vous savez que je ne présenterai jamais requête pour être mangé des vers dans une paroisse de Paris plustôt qu'ailleurs. Solitude pour solitude, tombau pour tombau, qu'importe? Vivez; je saurai bien mourir très honnétement. Il y a plus de dix huit cent ans que Lucrece a dit avant la Fontaine,
J'aurais eu la consolation de mourir entre vos bras sans ce funeste la Harpe.
Les vainqueurs viennent d'envoyer chez moy. Vous voiez bien qu'on vous avait trompée et que je ne méritais pas que vous me dissiez que je ne savais plaire ny à dieu ny au diable. J'aurais voulu au moins ne pas vous déplaire. Ma douleur égalera toujours mon amitié.