[c. 7 March 1768]
Je n'avais pas besoin, mon cher papa, de la lettre que vous avez écrite a m. d'Alembert, pour être bien sûr que votre amitié pour moi n'a jamais été altérée un moment, & que je n'ai commis qu'une indiscrétion en donnant à vos parents & à vos amis un manuscrit de deux cents vers que plusieurs personnes avaient déjà.
Si j'ai eu tort de rendre public ce que ces personnes avaient donné en secret, du moins vous m'avez rendu la justice de croire que je n'ai jamais eu intention de vous faire de la peine, & que je n'ai fait que céder à l'empressement de quelques curieux.
Cependant, quelque rassuré que je fusse sur cet article, j'ai été d'autant plus touché de l'effusion de cœur qui règne dans votre lettre, & des soins paternels dont vous vous occupez pour ma petite fortune, que la rage absurde & insolente de mes ennemis a déjà forgé les histoires les plus odieuses sur ce léger mécontentement que vous avez eu, & sur mon retour à Paris: on ne va pas moins qu'à dire que je vous ai pris des manuscrits pour les vendre à des libraires. Il est vrai qu l'on n'articule pas encore le nom de ces libraires, ni le titre des imprimés, ni le prix que j'en avais reçu: mais tout cela viendra bientôt. Le fond du roman est bâti, & je m'en rapporte à ces auteurs pour les embellissements. Des impostures sont les seuls ouvrages d'imagination où je les trouve heureux. Car vous savez comme moi de quelles boutiques sortent tous ces poisons, ce sont les mêmes qui débitaient, il y a trois ans, que j'avais composé une cinquantaine de couplets fort gais & fort ingénieux sur le produit des deniers royaux, les actions des fermes, & la caisse des amortissemens, le tout contre m. de l'Averdy, apparemment pour obtenir une ordonnance sur le trésor royal. J'ai lieu de croire que ce ministre sage & bienfaisant ne m'attribue pas cette petite saittie de gaîté, puisqu'il vient de m'accorder une gratification de 1200 livres sur les fonds destinés aux gens de lettres. Mais cela n'empêche pas que lorsque ce beau bruit se répandit, tout Paris me crut enfermé.
Voilà les petites douceurs que j'ai essuyées de la part des gens qui n'ont pas l'âme plus douce que leur prose & leur vers.
Si les beaux-arts sont l'aliment des belles âmes, il faut avouer que les harpies viennent souvent les souiller de leurs ordures.
Tout Israël va donc se disperser. Madame Denis vient à Paris, & vous allez à Stutgard. On y donnait autrefois de belles fêtes. Votre arrivée en sera une plus belle. On dit que le duc vous doit de grosses sommes. Beaucoup de gens de lettres sont les protégés de princes, vous êtes leur créancier. Adieu, mon cher papa, aimez toujours votre cher enfant qui vous aime, vous respecte & vous admire.
de la Harpe