1768-03-07, de Hugues Maret à Alexis Piron.

Monsieur, quoique la perte d'une femme que j'aimais tendrement, bien qu'elle fût la mienne, m'ait enlevé le peu de gaieté que m'avait laissé mon état, et m'ait rendu fort peu sensible à tout ce qui se passe ici bas, mon cœur est encore affecté de ce qui peut intéresser ceux qui m'honorent de leur amitié.
Je vous dirai donc que je viens d'apprendre une nouvelle qui, à ce que je crois, satisfera votre curiosité, et que je m'empresse de vous raconter; mais peut-être la savez vous déjà. N'importe, j'aurai eu un moment le plaisir de vous faire un récit intéressant, et vous aurez vu par là que je saisis toutes les occasions qui se présentent pour vous amuser un moment.

Apprenez donc par moi, monsieur, si vous ne le savez pas, que la bienfaisance de m. de Voltaire est payée de la plus noire ingratitude. Vous savez ou tout au moins vous vous doutez que ce grand analyste rassemble avec soin toutes les anecdotes vraies ou fausses du siècle présent pour en faire une histoire pour servir de pendant au Siècle de Louis XIV. Son recueil est déjà fort gros et remplit, à ce qu'on assure, plusieurs portefeuilles. Cet élégant, mais peu fidèle historien, tenait cette espèce de trésor sous plusieurs clefs, et attendait, pour le mettre au jour, que plusieurs personnes en place, allant préparer les loges dans l'autre monde, lui eussent laissé la liberté d'écrire, sans compromettre sa fortune et ses épaules. Eh bien, on a forcé le cabinet et le coffre-fort qui renfermait ce trésor précieux. La nuit a prêté son ombre à un pareil forfait, et m. de Voltaire croit pouvoir en accuser les mains les plus chères. Un m. de Laharpe qui, toujours l'encensoir à la main, l'enveloppait d'une fumée aromatique dont parfois m. de Voltaire lui renvoyait une partie; un m. de Laharpe, que Voltaire régalait, soudoyait, etc., pour lequel il avait bien voulu détacher de sa couronne quelques branches de laurier, est celui qu'on accuse d'un pareil crime. Le départ précipité de ce protégé chéri semble autoriser les soupçons; mais croira-t-on que madame Denis ait favorisé ce vol? Voltaire le croit cependant, et, dans son désespoir, il l'a chassée de chez lui; il a aussi chassé m. et madame Dupuis, tous ses valets, ses cuisiniers, ses cochers, et ne garde que le r. p. Adam, ex-jésuite, un valet de chambre et deux laquais.

Madame Denis proteste qu'elle n'a aucune connaissance du vol. Elle passa avant-hier par ici; elle poursuit, dit elle, le voleur, et ne reparaîtra devant son cher oncle que le portefeuilles à la main. Je ne sais si les soupçons de m. de Voltaire sont fondés, ou si tout ceci n'est pas un jeu joué; mais si m. de Laharpe a réellement fait cette bassesse, il est bien méprisable. Il eût bien mieux valu qu'il eût encore fait un Gustave ou un discours académique; il aurait trouvé encore quelques bonnes gens qui l'auraient admiré de bonne foi.

Je ne finirai pas cette lettre sans vous parler de notre Dijon. Notre adorable m. Legouz vient de fonder deux prix dans une école gratuite de dessin qu'on a établie en cette ville. C'est l'Académie qui les distribuera. Vous voyez que son zèle pour l'honneur de notre patrie ne se ralentit pas. Il est bien malheureux pour elle et pour nous qu'il soit déjà âgé et que sa fortune soit bien médiocre. Dijon le disputerait bientôt en tout genre aux villes du royaume les plus illustres. Il a reçu avec reconnaissance les compliments que vous lui avez fait faire par le jeune saint-père, et j'ai, en mon particulier, bien des remerciements à vous faire de la manière flatteuse dont vous avez bien voulu lui parler de moi. Vous n'aviez pas besoin, monsieur, de lui réitérer des excuses sur ce que vous ne répondez pas à mes lettres. J'aurais assurément bien du plaisir à en recevoir de vous; mais je ne suis pas injuste, et je ne pourrais vous y obliger qu'après vous avoir rendu la vue, et malheureusement, quoique médecin, je ne suis rien moins qu'un thaumaturge. Cependant j'imagine une espèce d'équivalent; mademoiselle votre nièce pourrait m'écrire quelquefois, pour me dire que vous avez reçu mes lettres et que vous conservez encore de l'amitié pour moi. Je lui en aurais une obligation égale à l'attachement et au respect avec lesquels je suis, etc.

Maret

Mademoiselle Soisson voudra bien agréer l'assurance de mes respects.