1er mars [1768] à Ferney
Vous avez daigné monseigneur faire une petite visite à Ferney.
Madame Denis part pour vous la rendre. Sa santé est déplorable et il n'y a plus à Geneve ny médecin qu'on puisse consulter ny aucun secours qu'on puisse attendre. D'ailleurs vingt ans d'absense ont dérangé ma fortune, et n'ont pas accomodé la sienne. Ma fille adoptive Corneille l'acompagne à Paris, où elle verra massacrer les pièces de son grand oncle. Pour moy je reste dans mon désert. Il faut bien qu'il y ait qui prenne soin du ménage de campagne. C'est ma consolation. J'en éprouverais une plus flatteuse, si je pouvais vous faire ma cour, mais c'est un bonheur au quel je ne puis prétendre, et la vie de Paris ne convient ny à mon âge, ny à mes maladies, ny aux circomstances où je me trouve. Je serai très affligé de mourir sans avoir pris congé de vous. Je me regarde déjà comme un homme mort quoy que j'aye égaié mon agonie autant que je l'ay pu. Non seulement je vous dis un adieu éternel quand vous honorâtes ma retraite de votre présence, mais j'ay toujours eu depuis le chagrin de ne pouvoir vous écrire que des choses vagues. La douceur d'ouvrir son cœur est aujourdui interdite. J'ay respecté les entraves qu'on met à la liberté de s'expliquer par lettres. Je n'ay pu que vous ennuier. J'aurais désiré faire un petit voiage à Bordeaux, et vous contempler dans votre gloire, mais c'est encor un plaisir au quel il faut que je renonce. Me voilà donc mort et enterré.
La bonté que vous avez de faire payer ce qui m'est dû de ma rente, sera toutte entière pour madame Denis et pour Madame du Pui. Il faut tout à des femmes et rien à un vieux solitaire. Je ne me suis pas même réservé de chevaux pour me promener. Si j'étais seul je n'aurais besoin de Rien. Je vous remercie au nom de madame Denis qui bientôt vous remerciera elle même, et vous présentera mes hommages, mon attachement inviolable et mon respect.
V.