1768-02-19, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange, le dernier article de votre lettre du 12 février redouble toutes mes afflictions.
Ce qui peut me consoler, c'est que made D'Argental n'est pas entre les mains d'un charlatan; j'espère beaucoup d'un vrai médecin et encore plus de la nature. Je vous demande en grâce, mon cher ange, de ne me pas laisser ignorer son état et de vouloir bien quelquefois m'en faire écrire des nouvelles. Nous avons beaucoup de maladies dans nos cantons. J'en ai ma bonne part. La fin de la vie est triste, le commencement doit être compté pour rien, et le milieu est presque toujours un orage.

Sirven est revenu. Celui là pourrait dire plus qu'un autre combien la vie est affreuse. Sa famille mourra des coups de barre que Calas a reçus, et sa femme en est déjà morte.

Vous avez reçu sans doute la copie d'une lettre que j'ai écrite à propos de ce diner. Je ne suis pas encore bien sûr que le militaire philosophe soit de st Hyacinthe; mais les fureteurs de littérature le croient, et cela suffit pour faire penser qu'il n'était pas indigne de dîner avec le comte de Boulainvilliers.

Au reste, je n'écris jamais à Paris que dans le goût de la lettre dont je vous ai envoyé copie. Voici une petite liste de la dixième partie des ouvrages qui paraissent en Hollande et à Bâle coup sur coup. Vous sentez combien il serait absurde de les imputer à un seul homme. Il est impossible que j'y aie la moindre part, moi qui ne suis occupé que du siècle de Louis 14, dont je vous enverrai bientôt les deux premiers volumes.

Je vous prie, mon cher ange, de me mander ce que vous pensez, et ce que le public pense, des commentaires sur Racine. On dit que Fréron y a beaucoup de part. Quel siècle que celui où un Fréron et un Bois Germain osent juger Monime, Clitemnestre, Phèdre, Roxane et Athalie! Je serais bien fâché de mourir sans m'être plaint vivement à vous de toutes ces abominations. Pleurer avec ce qu'on aime est la ressource des opprimés.

Il y a bien des tripots. Celui de la Sorbonne, celui de la comédie, et celui que vous avez quitté sont les trois plus pitoyables. Je quitterai bientôt le grand tripot de ce monde, et je n'y regretterai guère que vous.

Quand vous verrez votre successeur voulez vous bien lui dire à quel point je l'estime et révère, en le supposant philosophe?

Mille tendres respects à vous, mon cher ange, et à la malade.

V.