à Lausane 12 mars 1758
Mon cher ange, mais il me semble que le ca votre oncle vous faisait une pension.
Perdriez vous cette pension à sa mort? Cette idée me tourmente. Mr Tronchin de Lyon, Jean Robert Tronchin, qui était son confident, vous verra sans doute. Il est à Paris. Je suis sûr que le défunt a laissé horriblement d'argent comptant.
Mon cher ange, je viens de lire un volume de lettres de Melle Aïssé écrites à une Mad. Calendrin de Genève. Cette Circassienne était plus naïve qu'une champenoise. Ce qui me plaît de ses lettres, c'est qu'elle vous aimait comme vous méritez d'être aimé. Elle parle souvent de vous comme j'en parle, et comme j'en pense. Vous dites donc que Diderot est un bon homme. Je le crois, car il est naïf. Plus il est bon homme et plus je le plains d'être dépendant des libraires qui ne sont point du tout bonnes gens, et d'être en proie à la rage des ennemis de la philosophie. C'est une chose pitoyable que des associés de mérite, ne soient ni maîtres de leur ouvrage ni maîtres de leurs pensées. Aussi l'édifice est il bâti moitié de marbre, moitié de boue. J'ai prié D'Alembert de vous donner les articles que j'avais ébauchés pour le 8eme volume. Je vous supplie de vouloir bien me les renvoier contresignés ou de les donner à Jean Robert Tronchin qui me les apportera à son retour.
J'avais toujours cru que Diderot et d'Alembert me demandaient de concert les articles dont on m'envoyait la liste. Je suis très fâché que ces deux hommes nécessaires l'un à l'autre soient désunis et qu'ils ne s'entendent pas pour mettre le public à leurs pieds.
Pour moi je me suis amusé à jouer Fanime et Alzire. Melle Clairon, je vous demande pardon, mais vous n'avez jamais bien joué la tirade du troisième acte. De l'hymen, de l'amour venge ici tous les droits; punis une coupable et sois juste une fois. Pourquoi cela? Melle, c'est que vous n'avez jamais lié les quatre vers de la fin et appuyé sur le dernier. C'est le secret. Vous n'avez jamais bien joué l'endroit où l'Alzire demande grâce à son mari pour son amant, et cela par la même raison. Vous êtes une actrice admirable, j'en conviens, mais mad. Denis a joué ces deux endroits mieux que vous. Et vous vieux débagouleur de Sarrazin vous n'avez jamais joué Alvarès comme moi. Entendez vous?
Mon divin ange, depuis cette maudite affaire de Rosbac, tout a été en décadence dans nos armées, comme dans les beaux arts à Paris. Je ne vois de tous côtés que sujets d'affliction et de honte. On dit pourtant que mr Coquardau est remonté sur son Astarbé. Je ne sais pas sur quoi nos généraux remonteront. Dieu nous soit en aide! Comment se porte mad. d'Argental? quelles nouvelles sottises a-t-on faites? quel nouveau mauvais livre avez vous? quelle nouvelle misère? Si vous voyez ce bon Diderot, dites à ce pauvre esclave que je lui pardonne d'aussi bon cœur que je le plains.
V.