1767-12-29, de Jean François Marmontel à Voltaire [François Marie Arouet].

Non, mon illustre maitre, vous ne savez pas encore jusqu'où va L'impudence théologique.
Tant que ces dogues là auront une Loge ils ne cesseront d'aboyer. Mais je leur fais trop d'honneur de les appeller des dogues. Ce sont, comme le disoit quelqu'un, des morpions attachés aux C* * d'Hercule. Leur avantage est d'être impalpables. Mais tandis que les Cogers, les Riballiers, les Larchers vous disent des injures, aprenez dans quels termes mde La duchesse et mr le Duc de Choiseul ont parlé de vous à mr Dupui: mr de Voltaire (Lui a dit mde de Choiseul) est mon plus cruel ennemi. Le charme de ses écrits m'a dégoûté de toute autre lecture. Quand je lui vois parcourir tous les genres avec le même succès je le compare au soleil qui éclaire tous les climats. Mr de Choiseul s'est plaint à mr Dupui que vous lui écriviez bien rarement. Il a peur de vous ennuyer, lui a répondu mr Dupui. En effet a repris mr de Choiseul, je reçois beaucoup de lettres plus amusantes que les siennes. Je tiens cela de mr Le Comte de Valbelle qui étoit présent.

Je vous avoue mon illustre maitre que j'ai bien du chagrin de voir un ennemi des philosophes dans le seul ministre qui fût digne de les protéger. Il a le coeur excellent. Je n'ai pu entendre sans attendrissement ce qu'il a fait pour les invalides. Leur ancien gouverneur étoit un tyran. Il a mis à la place mr Despagnac, homme sensible et bienfaisant qu'ils aiment comme leur père. Et savez vous comment mr de Choiseul l'a choisi? Il l'avait chargé d'aller voir en quel état étoient les invalides répandus dans Les provinces. La tournée fut de quinze mois. Mr Despagnac en rendant compte au ministre de l'état de ces malheureux laissa échaper des larmes. Le ministre s'en apperçut et peu de jours après sur la foi de ces larmes il donna pour adjoint au gouverneur des invalides ce même mr d'Espagnac qui n'avoit auprès de lui d'autre recommandation que l'humanité. J'aime à vous dire de ces choses là parce qu'elles font du bien à votre ami.

Hier mr de Sartine a fait dans une grande sale des Thuileries la distribution des prix de l'école de dessein pour les arts méchaniques. Il s'y est montré le vrai père du peuple. Il y avoit quinze cents enfans avec leurs parens. La sale a retenti de cris d'attendrissement et a été arrosée de larmes.

Valentin a répondu dignement au régent Coger. C'est avec vos valets qu'il faut laisser Les pédans se débattre.

Je vous ai envoyé l'extrait d'une Lettre d'un des docteurs de Sorbonne. En voici une qu'il m'a écrite depuis; vous verrez comme on a procédé.

Je vous rends grâce mon illustre maitre de la chaleur et du courage que vous avez mis dans cette affaire. La censure n'est que le libelle de Cogé transcrit et amplifié. Dans le dernier article sur la tolérance je vous prie d'observer page 121, comme on implique le deïsme dans Les imputations faites au matérialisme et à l'athéisme; comme on accole à ces systèmes, dans le même article, toute espèce d'hérésie et d'erreurs capables de donner atteinte à la pureté de la foi et comme à la page suivante on dit que le prince ne doit employer le glaive que pour les cas qu'on vient de raporter, les quels embrassent tous les cas possibles. Ces deux articles raprochés et confronté ensemble font voir quel est L'esprit de la théologie. Vale et me semper ama.

J'aurois bien d'autres observations à vous faire sur cette censure. Tous Les objets m'en sont présents et si cela vous est utile vous n'avez qu'à dire un mot.

Mille respects et mille voeux à Made Denis à qui je souhaite La santé de son oncle comme le plus grand de tous Les biens. Je fais le même souhait mon cher maitre pour la philosophie et pour l'humanité à qui vous êtes mille fois plus précieux que vous ne pouvez le croire.