1767-08-14, de Voltaire [François Marie Arouet] à Prince Dimitri Mikhailovich Galitzin.

Monsieur le prince,

Je vois par les lettres dont S: M: I: et vôtre Excellence m'honorent, combien vôtre nation s'élève, et je crains que la nôtre ne commence à dégénérer à quelques égards.
L'Impératrice daigne traduire elle même le chapitre de Bélizaire que quelques hommes de collège calomnient à Paris. Nous serions couverts d'oprobre si tous les honnêtes gens dont le nombre est très grand en France ne s'élevaient pas hautement contre ces turpitudes pédantesques. Il y aura toujours de l'ignorance, de la sottise et de l'envie dans ma patrie, mais il y aura toujours aussi de la science et du bon goût. J'ose vous dire même qu'en général nos principaux militaires et ce qui compose le conseil, les conseillers d'état et les maîtres des requêtes sont plus éclairés qu'ils ne l'étaient dans le beau siècle de Louïs 14. Les grands talents sont râres, mais la science et la raison sont communes. Je vois avec plaisir qu'il se forme dans l'Europe une république immense d'esprits cultivés. La lumière se communique de tous les côtes. Il me vient souvent du nord des choses qui m'étonnent. Il s'est fait depuis environ quinze ans une révolution dans les esprits qui sera une grande époque. Les cris des pédants annoncent ce grand changement comme les croassements des corbaux annoncent le beau temps.

Je ne connais point le livre dont vous me faittes l'honneur de me parler. J'ai bien de la peine à croire que l'auteur en évitant les fautes où peut être tombé mr De Montesquieu, soit au dessus de lui dans les endroits où ce brillant génie a raison. Je ferai venir son livre; en attendant je félicite l'auteur d'être auprès d'une souveraine qui favorise tous les talents étrangers, et qui en fait naître dans ses états. Mais c'est vous surtout, Monsieur, que je félicite de la représenter si bien à Paris.

J'ai l'honneur eta.