11e févr: 1767, à Ferney
Comme je dictais, Monseigneur, les petites instructions nécessaires pour la représentation de la pièce, dont je vous offrais les prémices pour Bordeaux, j'aprends une funeste nouvelle qui suspend entièrement mon travail, et qui me fait partager vôtre douleur.
J'ignore si cette perte ne vous obligera point de retourner à Paris. En tout cas, je serai toujours à vos ordres. Je voudrais que ma santé et mon âge pussent me permettre de vous faire ma cour dans quelque endroit que vous fussiez. Mais mon état douloureux me condamne à la retraitte, et si j'avais été obligé de quitter Ferney ce n'aurait été que pour une autre solitude, et je ne pourais jamais quitter la solitude que pour vous. Mon petit païs que vous avez trouvé si agréable et si riant, et qui est en éffet le plus beau païsage qui soit au monde, est bien horrible cet hiver, et il devient prèsque inhabitable si les affaires de Genêve restent dans la confusion où elles sont. Toute communication avec Lyon et avec les provinces voisines est absolument interrompue, et la plus extrème disette en tout genre a succédé à l'abondance. Nos laboureurs déjà découragés ne peuvent même préparer les socs de leurs charrues; nôtre position est unique, car vous savez que nous sommes absolument séparés de la France par le lac et qu'il est de toute impossibilité que le païs de Gex puisse se soutenir par lui même.
Je sçais que chaque province a ses embaras, et qu'il est bien difficile que le ministère remédie à tout. Les abus sont malheureusement nécessaires dans ce monde. Je sens bien qu'il n'est pas possible de punir les genevois sans que nous en sentions les contre coups.
Je vous demande pardon de vous parler de ces misères dans un temps où la perte que vous avez faitte vous occupe tout entier, mais je ne vous dis un mot de ma situation que pour vous marquer l'envie extrème que j'aurais de pouvoir servir à vous consoler, si je pouvais être assez heureux pour vous revoir encorea et pour vous renouveller mon tendre et profond respect.
V.a