Genêve 5e 7bre 1766
Non Monsieur, nôtre philosophe n'a point été décrété, il n'a point demandé une retraitte à Vesel, & de tout ce que l'on a dit, il n'y a pas un mot de vrai.
Monsieur de Voltaire écrivit au Roi de Prusse il y a quelque tems, sur deux objets; d'abord pour l'intéresser dans l'affaire du malheureux Sirven qui s'enfuit avec sa famille, quand l'une de ses filles devenüe folle se fut jettée dans un puits, vous savés cette histoire: le père Sirven est ici, M. Elie de Beaumont étoit tenté d'écrire, cependant, je crois qu'il n'en faira rien; le Roi de Prusse a envoié cent Ecus à ce pauvre diable de Sirven: l'autre objet de la lettre, c'étoit un privilège pour je ne sais quelle petitte manufacture, en faveur d'un François qui veut s'établir à Vesel; M. de Voltaire finissoit la lettre en disant qu'il envioit le sort de ce François; que lui s'estimeroit heureux de pouvoir consacrer ses derniers jours au service d'un Prince &c. &c. Le Roi parla de cette lettre en présence de cent personnes; un Génevois l'entendit & l'entendit mal, il manda sur le champ à son Père qui vit à Paris, que Voltaire vouloit se retirer à Vesel; le Père n'eut rien de plus pressé que d'aller conter cela à une femme de la Cour; cette femme l'écrivit à Genêve; ceux à qui elle écrivit ne pouvoient pas s'imaginer qu'une femme titrée pût jamais se tromper; cependant, cette femme qui a l'âme aussi grande qu'elle a l'esprit bien fait, a écrit une lettre d'excuses à M. de Voltaire, la plus honnête, la plus forte, la mieux tournée du monde.
A l'égard du bruit du décret de prise de corps; vous connoissés l'horrible avanture d'Abbeville; je ne vous en entretiendrai pas, parce qu'il m'est impossible d'y penser de sang froid; eh bien, ce chevalier des Barres à qui l'on a percé la langue, à qui l'on a coupé une main, la tête, dont on a brûlé le cadavre & jetté les cendres au vent; ce jeune homme dit en mourant, qu'il falloit déifier le Dictionnaire philosophique & brûler la Bible: ce blasphème vomi par le désespoir, a fait croire que l'on alloit sur le champ s'assurer de l'homme que l'on suppose l'auteur du Dictionnaire; on a accrédité ce bruit autant que l'on l'a pû; on a même poussé le ridicule jusqu'à assurer qu'on avoit veu rôder une brigade de la Maréchaussée autour de Fernex; & tout cela est faux: Ce qu'il y a de vrai pourtant, c'est que le moment est fâcheux pour messieurs les philosophes: quand la raison découvre son autel d'un côté, le fanatisme élève un échafaut de l'autre, & l'Echafaut est plus positif: les Parlemens n'aiment pas les prêtres, ils les inquiètent & les persécutent, mais, c'est précisément à cause de cela qu'ils veulent avoir l'air de respecter la Religion, & le supplice du chevalier des Barres, ou l'assassinat du Chevalier des Barres, c'est ce qu'ils appellent la venger. Quand je vois le patriarche, je ne cesse de lui dire, & quand je ne le vois pas, je ne cesse de lui écrire, qu'il n'a autre chose à faire qu'à jouïr de son bien être, & laisser le monde tel qu'il est; mais, c'est battre l'eau avec un bâton, il faut qu'il se mêle de tout, & qu'il passe sa vie à être téméraire & à mourir de peur.
L'abbé Mignot est venu à mon secours; cet abbé Mignot, est un neveu de M. de Voltaire, Conseiller Clerc au Grand Conseil, homme de mérite avec beaucoup d'Esprit, homme du monde, très instruit, raisonnable, qui ne quittera point son oncle pendant deux mois, & qui viendra peut être à bout de le faire renoncer, à ce qui tôt ou tard ne peut manquer de lui nuire.
Ce que je puis vous dire positivement, c'est que le jour que le Landgrave dina à Fernex, il ne fut pas question de Religion, du moins en public; je ne pûs pas y aller, mais, sur vôtre lettre j'ai questionné trois femmes qui y étoient & qui asseurément m'ont dit la vérité. Le landgrave vint promener à Tournay la veille de son départ, il me parla beaucoup de Voltaire; il dit qu'il avoit raison de penser que les Cérémonies du Papisme échaufoient le coeur & le disposoient à la dévotion, qu'il étoit difficile d'être dévot dans nos Temples dénués d'ornemens, de lumières, de Tableaux, de Musique, &c.
L'on me mande de Paris, que le Baron d'Holbac & M. Dalembert ont tant fait, que m. Hume se taira sur son affaire avec Rousseau, & cela par une suite de la réflexion que vous faites vous-même, pour que l'ortodoxie ne sourie pas d'un air malin & dévot.
Je ne vous parle pas de l'affaire de Thuillier, quoique je sache l'impression qu'elle a fait à Berne; cette impression me fait une peine horrible; je ne prétends pas justifier la politique ni l'habileté de nôtre Conseil, mais je voudrois que vous fussiés bien persuadé qu'au fond, il est composé d'honnêtes gens, remplis d'honneur, à qui il manque véritablement quelques unes des qualités requises pour gouverner; je nous envoyerois un extrait de cette maudite affaire, si cette lettre n'étoit devenüe déjà trop longue: Croyez monsieur, que nôtre Conseil est le plus honnête homme du monde, je ne dirai pas le plus adroit ni le plus aimable: Je suis enchanté des principes que vous posés sur la manière de terminer nos déplorables dissentions, la rigueur, n'est ni noble, ni patriotique, n'y efficace. N'oubliés pas je vous supplie la visite que vous nous avez fait espérer, madame Cramer vous dit mille choses, & moi je vous réitère les sentimens distinguez & le zèle avec le quel je suis monsieur,
V. t. h. & t. o. sr
Nous avons ici un jeune Allemand qui m'est fort recommandé de Paris, il a 9 ans; il joüe du clavecin comme on n'en a jamais joué; il déchiffre tout dans le moment, il compose sur tous les sujets possibles dans le moment, avec cela il est gai, enfant, plein d'esprit, enfin on n'ose pas en parler de peur de n'être pas crû.